1. La montée des classes moyennes et la fin du prolétariat classique
La société ne se diviserait plus en deux classes antagonistes (bourgeoisie vs. prolétariat), du fait de l'essor des classes moyennes, qui aurait complexifié la structure sociale. De fait, le développement des emplois qualifiés, de la consommation de masse et de l’accession à la propriété peut donner l’illusion que la frontière entre exploiteurs et exploités, comme on disait avant, s'est estompée. Le capitalisme aurait intégré les revendications ouvrières. Les grandes luttes du XXe siècle (droit du travail, salaire minimum, sécurité sociale) auraient permis une amélioration suffisante des conditions de vie pour que la lutte des classes soit dépassée. Pour des économistes comme Thomas Friedman, le capitalisme mondialisé aurait "gagné", rendant désormais toute opposition obsolète. L’essor de l’actionnariat populaire et des fonds de pension est parfois présenté comme une preuve que la lutte des classes est dépassée : les travailleurs détiendraient eux-mêmes des parts de grandes entreprises. La multiplication des placements boursiers (via l’épargne retraite, par exemple) ferait de chacun un "capitaliste". En réalité, ceci est un leurre : une infime minorité détient l’essentiel du capital, les petits actionnaires n’ont aucun pouvoir sur les décisions économiques… et ceci est visible lors des crises financières : l’argent capitalisé dans les fonds de pension par les travailleurs aux USA s’est volatilisé en 2008 du jour au lendemain. Il n’avait servi qu’à alimenter la bulle immobilière.
Pourtant, des penseurs comme Daniel Bell (théorie de la "société post-industrielle") affirment que le conflit central ne reposerait plus sur la production et un partage inéquitable de la richesse, mais sur l’accès au savoir et à l'innovation. On serait passé d’une inégalité socio-économique à des inégalités sociétales. Cela nous renvoie en France à la thématique de la « fracture numérique » sur laquelle Chirac a fait campagne en 2002.
Cette vision un peu utopiste est contredite par deux points assez aisément vérifiables :
- L’explosion des inégalités de richesse dans les sociétés modernes : ce sont les travaux de Thomas Piketty qui montrent très bien cela, notamment dans la société française
- La précarisation actuelle des classes moyennes, qui va être exemplifiée dans la prochaine livraison.
Dans ce contexte se diffuse l’idéologie dominante, celle de la classe possédante, celle de l’idée selon laquelle chacun peut réussir s’il travaille dur (idéologie néolibérale) et que la richesse dépend uniquement du mérite et non d’un rapport d’exploitation. La promotion dans les médias de figures comme Bernard Arnaud, Elon Musk ou Jeff Bezos, présentées comme des "génies visionnaires" plutôt que comme des capitalistes exploitant une main-d’œuvre bon marché, y contribue largement.
Dans les discours politiques, la réussite individuelle est valorisée au détriment des luttes collectives (ex : Macron et son appel aux "premiers de cordée").
2. Disparition de la classe exploitée ou disparition de la conscience de classe chez les exploités ?
Ce qui est certain, c’est que la disparition progressive des grands bastions ouvriers (fermetures d’usines, déclin des syndicats) a, en Europe de l’Ouest et particulièrement en France, affaibli le sentiment d’appartenance à une classe exploitée. Ce phénomène qui se traduit par une baisse de la solidarité entre les membres de ce qui constitue un ensemble (classe) économiquement repérable (revenus faibles, dépendance à un employeur, précarité de statut) est accentué par les mutations du marché travail, le développement de ses formes plus précaires (intérim, auto-entrepreneuriat, travail de plateforme : Uber) : atomisés, les travailleurs ont du mal à s’identifier à une classe sociale précise. Des auteurs comme Ulrich Beck repeignent cela de manière libérale et parlent de "société du risque", où chacun serait responsable de son destin et où la solidarité de classe disparaît au profit d'une lutte individuelle pour la réussite. Mais dans cette société, les laissés pour compte sont de plus en plus nombreux, du fait de la baisse tendancielle du nombre des emplois dignes et non précaires : un fort volant de personnes en fin de droits (RSA), de chômeurs, d’auto-entrepreneurs, de temps partiels subis et d’ubérisés tirent vers le bas l’ensemble des travailleurs, leur nombre contribuant à faire pression sur les salaires. Le nombre de travailleurs pauvres (personnes qui ont un revenu mais insuffisant pour vivre dignement) est en constante augmentation. Les personnes qui vont à la soupe populaire également (joliment baptisée Restos du Cœur, ça passe mieux) : désormais, les étudiants y sont de plus en plus représentés. Mais eux ont encore le sentiment que leurs études leur permettront d’échapper à cette condition : ils ont confiance en leur trajectoire individuelle et cela leur empêche d’avoir une conscience de classe. Le mouvement des gilets jaunes, né dans la petite bourgeoisie qui a conscience de ce déclassement et dans la partie de la classe ouvrière qui n’est pas encore complètement anesthésiée par la précarité et le chômage de masse, était l’expression de ce sentiment de paupérisation de la classe moyenne et d’enfoncement dans la pauvreté de la classe ouvrière.
3. L’accent mis sur les conflits culturels et identitaires
Le déplacement le plus important tient dans l’affirmation que désormais les clivages sociaux auraient été remplacés par des clivages culturels et identitaires (progressisme/conservatisme, droits de l’individu, communautarisme, religion).
Des penseurs comme Chantal Delsol ou Francis Fukuyama expliquent que les nouveaux conflits sont principalement liés aux valeurs, et non à l’économie. Certains médias et partis politiques détournent ainsi l’attention des luttes économiques pour se focaliser sur des débats identitaires. C’est ce que fait le Rassemblement National quand il pointe l’immigration plutôt que les inégalités de classe, contribuant ainsi à diviser la classe des exploités. C’est aussi ce que fait une partie de la gauche en mettant au premier plan les questions de l’identité de genre, du droit à la reconnaissance d’une identité communautaire sous prétexte d’anti-racisme.
Conclusion
Tous ces discours cherchent à minimiser ou masquer la persistance des inégalités économiques et du rapport d’exploitation dans nos sociétés. Or, des phénomènes comme l’explosion des inégalités de revenus, la précarisation du travail et l’accumulation de la richesse par une minorité prouvent que l’opposition entre classes est toujours d’actualité – mais sous des formes parfois renouvelées. Si la lutte des classes a disparu, c’est faute d’une partie des combattants. Pour lutter, il faut être deux. Les conditions objectives n’ont sans doute jamais été aussi réunies que depuis le règne du capitalisme financier qui détruit ici des emplois pour en créer de moins coûteux à l’autre bout de la planète et qui ne dépend plus d’un marché local de l’emploi qui pouvait, parfois, faire valoir ses conditions, entendre sa voix !
S’il n’y a pas à proprement parler de lutte des classes, c’est parce qu’en bas de l’échelle sociale, la conscience d’appartenir à une même classe a disparu, un phénomène qui explique pour une part le fait que les partis politiques de gauche ne pensent plus électoralement utile de s’adresser encore aux classes exploitées. Mais ceci constitue un cercle vicieux : si eux ne font pas ce travail, qui est un travail d’éducation populaire, et que les syndicats, également en perte de vitesse ne le font plus, comment ce que l’on appelait encore dans les années 1970 les « masses laborieuses », et qui se sont grossies depuis les années 1990 des masses des « exclus et des laissés pour compte », pourraient à nouveau participer à l’exercice démocratique ? Et si elles ne le font pas, n’est-ce pas en fin de compte un vrai danger pour la démocratie elle-même ?
Le prochain article essaiera de montrer la réalité du phénomène capitaliste contemporain, qui rendrait nécessaire que les catégories exploitées aient les outils pour penser leur situation et essayer de la modifier.