Avant de quitter le pouvoir, l’administration Biden a mis en place un dernier dispositif de censure, contre la plateforme chinoise TikTok. Son défaut ? Être chinoise et potentiellement un « agent de l’étranger », comme on disait à une époque. Un instrument d’espionnage. Soit son propriétaire la vendait à des Américains, soit elle fermait. Conception toute américaine de la liberté d’expression ? On dirait une mesure chinoise !
https://www.leparisien.fr/high-tech/tiktok-sera-malheureusement-contraint-de-fermer-dimanche-la-plate-forme-annonce-sa-fin-quasi-certaine-aux-etats-unis-18-01-2025-DOS42VATWFBEZJEXZV7I46RGFY.php
Depuis quelques jours, la plateforme est inaccessible aux États-Unis, au grand désespoir des influenceurs et influenceuses qui vivaient de leurs conseils beauté, santé avec des vidéos de 30 secondes qui les dispensaient d’avoir fait des études de diététique pour donner des conseils avisés. Cette censure a créé des « réfugiés TikTok » qui ont chargé une appli chinoise pour poursuivre leur activité… et cela a créé des rencontres assez savoureuses entre citoyens des deux pays. Deux populations que rien ne prédestinaient à vivre-ensemble se sont mises à échanger sur les mérites respectifs de leurs systèmes, remettant en cause des stéréotypes créés par les médias habituels. Quand la censure finit par se retourner contre ses auteurs…
Mais revenons en Europe. Notre continent n’a pas pris le virage libertarien des Américains et reste bien abrité derrière ses nombreuses dispositions de fact-check, de censure, apparus depuis 7 ou 8 ans, en même temps qu’aux États-Unis.
1. Musk, X et la tentation de la censure par l’UE
On a vu dans le dernier blog que des politiques et quelques scientifiques (dont ce David Chavalarias qui a mis à contribution les ressources publiques du CNRS et que j’avais pointé dans le dernier blog) appelaient tous les démocrates à quitter un réseau qui n’était plus assez verticalement contrôlé.
Cela pourrait ne pas suffire. Comme son propriétaire, E. Musk s’affiche avec des politiques d’extrême-droite en Allemagne, les politiques européens crient à l’ingérence américaine et au fait que ces prises de position, relayées par le réseau X, pourraient changer le résultat des élections. La démocratie allemande serait menacée par X. On notera que quand Taylor Swift appelait à voter Biden sur X, Facebook et autres réseaux, elle ne menaçait pas d’influencer le résultat des élections. « Ah oui, mais c’est pas pareil, elle est américaine. » Et quand les Américains participaient activement au processus électoral et à la construction de l’opinion publique en Ukraine en 2014, ils étaient Ukrainiens ?
Je n’ai pas d’opinion tranchée sur le rôle possible des réseaux sociaux dans les résultats des élections mais s’il suffisait de quelques influenceurs pour emporter le vote des électeurs, Kamala Harris serait passée haut la main. Tout Hollywood se relayait pour faire campagne pour elle sur les réseaux sociaux.
Mais l’Europe ne voit pas les choses de la même manière en matière de liberté d’expression sur les réseaux. La presse française se fait depuis plusieurs jours le relais de possibles politiques de censure :
L’Union européenne peut-elle réellement interdire X ?
C’est ce que se demandait le JDD du 13 janvier 2025. https://www.lejdd.fr/international/lunion-europeenne-peut-elle-reellement-interdire-x-153837
Le journal reprenait les déclarations du Ministre Jean-Noël Barrot, qui demandait sur France Inter « une plus grande fermeté » de la Commission européenne contre les « menaces d’ingérences » du milliardaire américain. Sans pincettes, sur RTL, dimanche 12 janvier, la secrétaire nationale des Écologistes, Marine Tondelier, affirmait que « Twitter doit être interdit en Europe ». Cela ne choque pas les partisans de la liberté d’expression en France de voir une écologiste se ranger du côté de la censure ?
2. Les aveux de Thierry Breton : comment utiliser le contrôle de l’information contre la démocratie ?
Et revoilà le censeur en chef de l’ancienne commission européenne, Thierry Breton, qui fait son retour dans les médias. Thierry Breton, ancien Commissaire européen, c’est le père en Europe du dispositif DSA (voir blog précédent).
En octobre 2013, il rappelait X et Facebook à contrôler ce qui circulait sur Israël, le Hamas, « contre la prolifération de fausses informations et d’images violentes liées au conflit en Israël. ». Ah ben oui, c’est sûr que ce conflit donne pas mal d’occasion de diffuser des images violentes ! La faute aux médias donc !
https://www.touteleurope.eu/economie-et-social/dsa-et-contenus-illicites-en-ligne-thierry-breton-veut-attirer-l-attention-de-tous-ceux-qui-jouent-un-role/
L’article ci-dessus rapporte les prises de position de la Commission européenne :
D’autres géants du web ont d’ailleurs été sollicités par les services de la Commission européenne ces derniers jours. A l’instar de Meta, maison mère de Facebook et Instagram, elle aussi pointée du doigt. Les contenus illicites diffusés sur ses réseaux portent non seulement sur la guerre entre Israël et le Hamas, mais aussi sur les élections slovaques du 30 septembre, remportées par le populiste Robert Fico après une vaste campagne de désinformation. Là encore, Thierry Breton a jugé que les mesures prises par la société de Mark Zuckerberg étaient “sans doute insuffisantes” et l’a mise en garde sur les prochains scrutins.
Relisez bien ce passage, car il va nous fournir la suite de notre fil conducteur : sont en question « les élections slovaques du 30 septembre, remportées par le populiste Robert Fico après une vaste campagne de désinformation ».
Voilà la nouvelle ligne de la démocratie européenne : si un résultat n’est pas conforme aux attentes de la Commission, il est forcément suspect et forcément le résultat d’une campagne de désinformation.
Thierry Breton n’est plus Commissaire européen, remercié par Ursula assez vertement. Rassurez-vous, il a trouvé un point de chute… aux États-Unis :
https://www.lemonde.fr/international/article/2025/01/17/l-ancien-commissaire-europeen-thierry-breton-rejoint-un-conseil-consultatif-de-bank-of-america_6502998_3210.html
L’ancien commissaire européen Thierry Breton rejoint un conseil consultatif de Bank of America
Un comité d’éthique a donné un feu vert au pantouflage de l’ancien responsable du marché intérieur dans l’exécutif européen, en dépit des critiques.
Un retour vers le privé, et pas n’importe où… Bank of America, de quoi monnayer sans doute son riche carnet d’adresses. Mais du moment que le comité d’éthique de la Commission ne trouve rien à redire ! De quoi rassurer le citoyen européen sur le fait que l’UE n’est pas un vassal des USA ? Bon, il a des excuses : avant lui, l’ancien Président de la Commission, José Manuel Barroso avait filé aussitôt son mandat acheté chez Goldman Sachs pour diriger sa filiale européenne. Oups, j’allais oublier Ursula…
https://www.courrierinternational.com/article/politique-ursula-von-der-leyen-lorgne-le-commandement-de-l-otan-pour-2024
Ursula von der Leyen lorgne le commandement de l’Otan pour 2024
À la fin de l’année prochaine, le mandat de la femme politique allemande à la tête de la Commission européenne se terminera, et bien que Von der Leyen souhaiterait rempiler pour cinq ans, un “plan B” tout aussi alléchant pourrait s’offrir à elle. Remplacer Jens Stoltenberg à la tête de l’Otan.
Fermons la parenthèse et jetons un voile pudique sur la consanguinité entre nos dirigeants européens et la finance/le pouvoir américain, on pourrait finir par douter de notre indépendance, à force !
Donc, même si Breton n’est plus aux affaires, cela ne l’empêche pas de continuer à tenir le discours des démocraties menacées. Et d’appeler à la censure des réseaux :
https://rmc.bfmtv.com/actualites/international/on-l-a-fait-en-roumanie-thierry-breton-reagit-aux-ingerences-de-musk-en-allemagne-avec-l-afd_AN-202501090232.html
Le réseau social X racheté par Elon Musk en 2022 va animer une discussion en direct avec la dirigeante de l'AFD, parti d'extrême droite pour lequel le milliardaire américain prend fait et cause depuis plusieurs mois.
"A partir du moment où c'est retransmis en Europe avec une plateforme régulée il doit suivre les règles européennes. Avec l'AFD il faut les suivre. Il est évident, je suis certain, qu'on va prendre toutes les mesures pour s'assurer qu'il respecte la loi. S'il ne la respecte pas il y a des amendes et la possibilité d'interdiction. On est équipés il faut faire appliquer ces lois pour protéger nos démocraties en Europe", plaide Thierry Breton.
"Attendons de voir ce qui va se passer. Gardons notre sang froid et faisons appliquer nos lois en Europe lorsque celles-ci risquent d'être circonvenues et qu'elles peuvent, si on l'applique pas, conduire à des interférences. On l'a fait en Roumanie et il faudra évidemment le faire si c'est nécessaire en Allemagne", conclut-il.
J’extrais une phrase de l’interview : « On l’a fait en Roumanie et il faudra évidemment le faire si c’est nécessaire en Allemagne. »
On a fait quoi au juste en Roumanie ? Et qui est ce « on » ? Thierry Breton évoque ensuite le cas précis de la Roumanie. A cette occasion, et contrairement à ce qu’il affirme dans sa réponse à Elon Musk, il prononce une phrase prêtant à confusion :
« Je ne doute pas que [la loi] sera appliquée. […] Cela a été fait du reste sur TikTok, ce réseau chinois dont on a eu des suspicions qu’il avait été utilisé, manipulé, pour interférer dans les élections en Roumanie. » Il précise, liant lui-même le DSA à l’annulation des élections roumaines : « C’est allé, précisément parce qu’on applique cette loi, jusqu’à l’invalidation des élections ».
Rappel des faits. En Roumanie, le candidat Calin Georgescu qui n’était pas pro-européen est arrivé en tête à la surprise générale au soir du premier tour des présidentielles. Devant deux pro-eurpéens dont le premier ministre sortant pour qui les médias avaient fait campagne. Calin Georgescu était également contre la présence de l’OTAN en Roumanie. Le candidat a été catalogué d’extrême-droite, ce qui est bien possible. Mais ce n’est pas la question. Les services secrets roumains ont déclassifié leurs documents pour venir au secours du Conseil constitutionnel et annuler le second tour : le Monde diplomatique de janvier 2025 (article de Une, Benoit Bréville) nous apprend que 380 000 euros auraient été dépensé pour des influenceurs sur TikTok en faveur de Georgescu, quand le candidat favori de l’UE dpensait 11 millions pour promouvoir son programme. Diantre ! Aucune preuve d’ingérence étrangère dans les documents des services secrets roumains, juste des « suspicions ». Mais cela a suffi à annuler un second tour.
Que dire des 140 millions de dollars dépensés par Kamala Harris (6 fois plus que Trump) pour réseauter sur Face Book et Instagram. Aurait-on annulé les élections américaines si elle avait gagné, au motif que des votes auraient été influencé par l’argent allant vers les réseaux ?
Ce qui est réellement en question pour la Roumanie, c’est la fiabilité politique envers la politique étrangère UE/USA (même chose) d’un pays qui est devenu depuis son adhésion en 2004, un maillon essentiel de l’OTAN :
https://www.rfi.fr/fr/europe/20241126-roumanie-quel-avenir-dans-l-otan-si-l-extr%C3%AAme-droite-pro-russe-arrivait-au-pouvoir
Dans cette émission de RFI réalisée juste après le premier tour (26 novembre 2024), avant l’annulation du second par le Conseil constitutionnel roumain, Florent Parmentier, secrétaire général au Centre de recherches politiques de Sciences Po à Paris (Cevipof) et spécialiste de l’Europe centrale et orientale, déclarait :
La Roumanie occupe une place stratégique dans l’Otan. Tout comme la Bulgarie, elle représente l’un des flancs orientaux de la défense européenne, notamment au niveau de la mer Noire. Cette frontière est essentielle dans le contexte de la guerre en Ukraine. La base militaire de Deveselu héberge le système de défense antimissile, que questionne Calin Georgescu. Ces dernières années, nous avons pu observer une augmentation du budget de la défense en Roumanie et une forte coopération militaire avec des partenaires de l’Otan comme la France.
Il est facile de dire que Georgescu est pro-russe. Cela fait partie des caricatures habituelles de nos médias. Mais poursuivons la lecture de l’avis de F. Parmentier :
Calin Georgescu a qualifié le bouclier de défense antimissile balistique de Deveselu de « honte de la diplomatie ». Pourquoi ? Est-ce par rapport à la Russie ?
Calin Georgescu estime que cette base ressemble plus à une déclaration d’hostilité qu’à une volonté diplomatique de la part de l’Otan. Calin Georgescu dit en substance : « Si nous avons ce type de bases sur notre territoire, il faut être sûrs que les alliés de la Roumanie viennent défendre le pays en cas de conflit ». Lui-même se dit peu confiant dans ce cas de figure. La remise en cause de Calin Georgescu de la base de Deveselu est liée à sa perception de la menace russe qui existe et qui est, selon lui, davantage exacerbée que contrée.
Il y a bien pour Georgescu, nationaliste roumain, une menace russe : mais agiter des missiles sous le nez de Moscou n’est pas selon lui la bonne solution. Cet avis suffit sans doute pour être qualifié de pro-russe dans nos médias myopes. Comme le fait qu’il soit chrétien, nationaliste et assez traditionnaliste en fait un politique d’extrême-droite…
Georgescu n’a pas pu se présenter au second tour. Des soupçons d’influences étrangères sur TikTok ont suffi pour que le Conseil constitutionnel annule le second tour. Les élections sont reportées en juin 2025. D’ici là, le camp pro-européen et pro-OTAN, c’est la même chose va rassembler ses forces au lieu d’aller en ordre dispersé. Le peuple roumain pourra enfin bien voter !
L’Allemagne n’est donc pas à l’abri de connaître le même processus si les résultats des élections ne vont pas dans le sens attendu par la Commission. Annulation sous prétexte d’influences étrangères via le réseau X et nouveau vote.
Il en va ainsi maintenant en UE. Cela dure depuis 2005 et depuis le détournement du vote de trois pays qui s’étaient opposés au Traité constitutionnel : France, Irlande, Pays Bas. Une seule opposition suffisait pour qu’il faille remettre sur le métier. Les Irlandais et les Néerlandais furent priés de retourner aux urnes, jusqu’à ce qu’Europe s’en suive. En France, Nicolas Sarkozy ne faisait pas assez confiance au peuple : il préféra réunir le Congrès à Versailles et désavouer le vote populaire. Début d’une grande fracture dans la conscience démocratique française. Fin d’une certaine conception de la démocratie. La voie était ouverte pour les Breton et autres Von der Leyen.
Le contrôle et la censure des réseaux sociaux, c’est aussi la mise sous tutelle des processus électoraux. « On l’a fait en Roumanie, et il faudra évidemment le faire si c'est nécessaire en Allemagne. » On ne pourra pas dire qu’on n’était pas prévenus !