Apprendre des langues en 2025 : à quoi bon ? Une manière de poser la question de l’Humain à l’ère de l’IA…

Le 16/11/2025 0

Article du 16 novembre 2025

Pour une fois, je vais parler de ce que je connais ! L’enseignement des langues ! Je vais arrêter de sortir de mon domaine de compétence comme le font les influenceurs Tik Tok et Insta qui n’en ont aucun… de domaine de compétence mais sans que cela ne les gêne. Et encore, sur le sujet du jour, je ne peux rien affirmer avec certitude, juste vous partager mes craintes et interrogations, et le faire sous la forme d’un dialogue où je jouerai les deux rôles, comme dans le Neveu de Rameau.

 

La guerre de l'IA : des milliards contre nos salles de classe ?

Bon, commençons par les faits bruts.

Pendant qu'on se demande s'il faut faire 2h ou 3h d'espagnol en 4ème, Google balance des dizaines de milliards de dollars dans DeepMind. Meta fait pareil avec son IA. OpenAI, soutenu par Microsoft, dépense sans compter. En Chine, c'est encore pire : Baidu, Alibaba, et toute la clique investissent des fortunes avec la bénédiction de Pékin qui a décidé que dominer l'IA, c'était une question de survie nationale.

Un article du Monde diplomatique d’août 2025 (« Le numérique nous ramène-t-il au Moyen-Âge ?) égrène les sommes folles investies : 600 milliards de dollars pour … l’Arabie saoudite, 1200 milliards pour le Qatar, 1400 pour les Émirats arabes unis, 1000 pour le Japon. Et 7000 milliards rien que pour Open AI. A ses débuts Tesla avait levé 7,5 millions de dollars, Google 1 million, Amazon 8.

On a changé d’échelle (le budget Éducation nationale en France est de 60 milliards, hors pensions) et ce n'est pas de la philanthropie. Celui qui maîtrisera l'IA maîtrisera l'économie mondiale. Point. Et dans cette course au trésor, la traduction automatique n'est qu'un petit bonus, presque un gadget par rapport à leurs vrais objectifs.

La traduction automatique, écrite déjà depuis quelques années, orale et simultanée à présent, fait des progrès colossaux face auxquels je me demande avec quelque réelle inquiétude si le métier pour lequel j’ai été formé, et pour lequel je forme, n’est pas de ceux qui vont disparaître à une relatif court terme, disons entre 5 et 10 ans. Vous voyez mon optimisme… et pourtant le sujet me passionne, j’y inscris toute mon intelligence créatrice à essayer d’améliorer un enseignement des langues… dont la mort est peut-être déjà inscrite et cette perspective me désole. Passons en revue les arguments.

Les arguments des optimistes (et pourquoi ils ne tiennent plus)

Face à cette possible déferlante, les humanistes et amoureux des langues (dont je fais partie !) défendent encore bec et ongles l'enseignement des langues. Écoutons-les... et posons les vraies questions.

"L'IA fait n'importe quoi, il faut un humain pour les nuances"

Ce qu'on nous dit : les machines ne comprendront jamais les jeux de mots, les doubles sens, les implicites culturels. Une traduction automatique, ça reste du Google Translate pourri avec des phrases qui ne veulent rien dire.

La vraie vie : euh... vous avez essayé ChatGPT ou DeepL récemment ? Parce que là, on n'est plus en 2015. Ces machins traduisent mieux qu'un élève de terminale avec 7 ans d'anglais dans les pattes. Mieux qu'un étudiant en licence d'espagnol dans plein de contextes. Ok, ils font encore des erreurs. Mais voilà la vraie question : combien d'années faut-il étudier une langue pour être meilleur que GPT-5 ? Réponse honnête : entre 10 et 15 ans pour atteindre un niveau quasi-natif. Et pendant ce temps, l'IA progresse de 50% tous les 18 mois.

Allez, soyons francs : après 7 ans d'anglais LV1 au collège-lycée, combien d'élèves ont un vrai bon niveau ? 20% ? 30% dans le meilleur des cas ? Pour les 70% restants, l'IA est déjà meilleure qu'eux. Et l'écart se creuse.

"On apprend une langue pour communiquer, pas pour traduire"

Ce qu'on nous dit : parler vraiment une langue, c'est créer du lien humain direct, sans machine entre deux. C'est beau, c'est riche, c'est irremplaçable.

La vraie vie : C'est magnifique comme idéal... pour les 5% qui iront bosser à l'étranger ou qui ont un conjoint japonais. Pour les autres 95% ? Sérieusement, ils vont faire quoi avec leur allemand LV2 :

  • Lire des trucs en ligne (déjà traduit automatiquement par le navigateur)
  • Mater des séries (sous-titres en un clic)
  • Lire des docs de boulot (DeepL fait ça en 2 secondes)
  • Envoyer des emails (idem)
  • Parler... 2 semaines tous les 3 ans en vacances. Peut-être.

Pour tous ces usages, l'IA fait déjà le job. Pas besoin de 1000 heures de cours.

Le coup de la "communication authentique", c'est génial pour une petite élite. Et encore, pour une vraie rencontre en langue étrangère, il faut que je puisse réellement « m’exprimer » dans cette langue, formuler ma pensée la plus complexe, dire mes sentiments avec finesse et nuance. Et que l’autre puisse faire de même. Quel niveau en langue faut-il pour cela ? Notre anglais touristique actuel nous permet quelles rencontres authentiques ? Pourquoi un traducteur automatique en temps réel serait un obstacle à cette rencontre ?

"Les langues, ça muscle le cerveau"

Ce qu'on nous dit : apprendre une langue développe la mémoire, la souplesse mentale, la capacité d'abstraction. C'est de la gym pour le cerveau, même si tu ne t'en sers jamais vraiment.

La vraie vie : on a longtemps dit pareil du latin et du grec, mais on a appris à se passer de les enseigner. On a dit pareil de l’orthographe avant de changer de discours et de dire que le temps passé à maîtriser des bizarreries serait mieux employé ailleurs. On a dit pareil de la grammaire… Si c'est juste pour muscler le cerveau, il y a plein d'autres trucs plus efficaces pour le même temps investi :

  • Coder (et en plus c'est utile… mais l’IA le fait déjà plus vite et mieux aussi !
  • Faire des maths (pareil, mais le danger n’est pas inexistant sur ce plan)
  • Apprendre un instrument (et en plus cela donne du plaisir)
  • Les échecs (mais n’est-ce pas un pas de plus vers une société du jeu ?)

Tous ces trucs musclent aussi le cerveau… Mais il n’est pas sûr qu’ils ne soient pas menacés non plus, à part ceux qui nous permettent de jouer !

"Les gens voudront toujours apprendre par passion"

Ce qu'on nous dit : l'humain a un besoin profond de comprendre l'autre, de parler sa langue. C'est dans notre nature. On apprendra toujours des langues par amour.

La vraie vie : Oui, une minorité le fera. Les passionnés. Ceux qui adorent les langues. Tant mieux pour eux ! Mais le vrai débat, que ne manqueront pas de poser nos politiques qui recherchent toujours de quoi économiser sur les dépenses sociales – et l’éducation est la première d’entre elles, c'est : pourquoi continuer à obliger tous les gamins pendant des milliers d'heures à faire un truc que :

  1. La majorité n'utilisera jamais vraiment
  2. L'IA fait déjà mieux pour leurs besoins réels
  3. Bouffe un temps monstrueux qu'on pourrait utiliser autrement
  4. Consomme autant d’argent pour un résultat si mince

La passion, c'est super pour des clubs, des cours optionnels, des trucs qu'on fait à l'âge adulte parce qu'on veut. Ça ne justifie pas un enseignement obligatoire de masse.

Et puis, il y a 5000 langues dans le monde, un humain normal en « apprend » 2 voire 3 – après cela devient une bête de foire … mais il fait quoi quand il rencontre un autre humain qui parle une ces milliers de langues qu’il ne peut pas connaître. Il sort son pauvre anglais ? Les IA en traduisent déjà très bien une centaine… demain, ce chiffre va exploser par entrainement !

"Il faudra toujours des traducteurs professionnels"

Ce qu'on nous dit : pour les trucs importants - la diplomatie, les procès, la médecine - on aura toujours besoin de vrais pros humains.

La vraie vie : Probablement vrai. Mais on parle de combien de gens ? En France, il y a environ 3000 traducteurs-interprètes pros. Pour 12 millions d'élèves dans le secondaire qui se tapent tous des langues. Dire qu'il faut que tout le monde apprenne les langues parce qu'il faudra 3000 super-spécialistes, c'est comme dire qu'on devrait tous faire mécanicien auto niveau Formule 1 parce qu'il restera toujours quelques mécaniciens ultra-pointus.

Pendant combien de temps pour nos politiques former 3000 pros ultra-spécialisés justifiera un cursus obligatoire pour des millions ?

"On ne peut pas dépendre de Google ou des Chinois"

Ce qu'on nous dit : se reposer sur Google Translate ou DeepL, c'est perdre notre souveraineté. Et si demain ils coupent l'accès ? Si ça devient payant ? Si c'est censuré ?

La vraie vie : argument valable... mais on dépend déjà de l'étranger pour les puces électroniques (Taiwan, Corée), le cloud (USA), les smartphones (USA, Chine), les réseaux sociaux (USA), les moteurs de recherche (USA).

Si c'est ça le problème, il faut investir massivement dans l'IA européenne et les modèles open-source. Mais former des millions de gamins à l'espagnol niveau B1, ça ne règle rien au problème de souveraineté numérique. Pire : pendant qu'on mobilise des milliers de profs et des millions d'heures-élèves sur les langues enseignées à l’ancienne, les Américains et les Chinois forment des ingénieurs IA qui créent les outils qui vont rendre tout ça obsolète.

"Et quand y'a plus de batterie ou de réseau ?

Ce qu'on nous dit : si ton téléphone est mort ou qu'il n'y a pas de réseau, tu fais quoi ? L'humain qui parle la langue, lui, il marche toujours.

La vraie vie : cet argument aurait marché il y a 10 ans. Aujourd'hui, les IA tiennent sur un smartphone, le réseau est partout où t'as besoin de traduire, les batteries tiennent 2 jours, tu peux pré-télécharger des traductions hors-ligne

Reste l’argument du prix : ces technologies de traduction simultanées ont un prix. Déjà, pour l’écrit, Deepl ou ChatGpt vous traduisent gratuitement de bons paquets d’information. Et les versions payantes son à 20 euros par mois. Pour la conversation, des solutions instantanées sont déjà gratuites sur Smartphone. Les lunettes intelligentes avec traduction coûtent quelques centaines d’euros (cela baissera forcément), mais ce n’est rien quand les gens changent de smartphone tous les deux ans pour avoir la version 17 à 1500 euros… alors que la 16 marchait très bien !

Le truc qu'on ne veut pas voir : le devenir de notre espèce

Tous ces débats sur l’enseignement des langues qui va continuer ou qui sera fini dans 5 ou 10 ans ne sont que la manifestation du vrai sujet : notre mutation anthropologique sous les effets de l’IA.

Quand l'humanité a inventé l'écriture, elle a externalisé la mémoire. On pouvait déposer des trucs, on les retrouverait. L'imprimerie ? Elle a démocratisé l’accès au savoir, comme internet depuis 30 ans. La calculatrice ? Elle a viré les habitudes de calcul de nos têtes. À chaque fois, on a délégué un truc à une machine, et on s'est réorganisés autour. On s’est augmentés. Idem avec la machine à vapeur, le moteur à explosion, qui ont décuplé nos forces.

Mais ces outils-là, ils nous aidaient. Ils prolongeaient nos capacités. Ils ne se mettaient pas entre nous et le monde.

Avec l'IA de traduction et de conversation, on passe un cap : l'IA ne nous aide plus, elle s'interpose. Elle devient une couche permanente entre nous et les autres. Imaginez dans 5-10 ans :

  • Des écouteurs qui traduisent en temps réel, transparents, précis à 99%
  • Des lunettes AR avec sous-titres de tout ce qui se dit
  • Des puces neuronales pour "penser" dans une langue qu'on ne connaît pas
  • Des IA qui parlent avec ta voix dans n'importe quelle langue

Dans ce monde-là, pourquoi passerais-je 2000 heures à apprendre le japonais si je peux "parler japonais" instantanément avec mon interface ? Les défenseurs des langues répondent : "mais tu ne parleras pas vraiment japonais, ce sera la machine".

Je crains bien que nos enfants s'en foutent très vite. Pour eux, parler via l'IA sera aussi naturel que pour nous, déjà, utiliser un GPS plutôt qu'une carte papier.

Nous, les vieux, on pense encore que "savoir vraiment", ça veut dire "avoir dans sa tête". Mais les jeunes qui grandissent avec l'IA, leur intelligence va être distribuée entre leur cerveau et leurs prothèses numériques. Le smartphone, c'est pas un outil externe, c'est une extension de leur mémoire et de leur pensée.

Le vrai grand problème, c’est quelle part va rester distribuée dans leur cerveau ?

Si on accepte de considérer la question des langues comme une porte d’entrée, la question devient vertigineuse : qu'est-ce qui mérite encore d'être appris quand l'IA peut faire presque tout ?

Réponse des technophiles : "Rien, laissons l'IA tout gérer. Réfugions-nous dans les pratiques incarnées (sport, musique, arts) qui nous relient au réel sans écran ". Flippant et suicidaire. Ce n’est que non avis, celui d’un vieux de l’ancien monde.

Réponse des conservateurs : "Tout, comme avant". Confortable, mais économiquement cela deviendra vite intenable quand des milliards d’euros sont dépensés et que les actionnaires vont attendre des retours sur investissements.

La réponse médiane est en général entre les deux. Il faudrait repenser complètement à quoi sert l'école : à former l'esprit critique face aux contenus générés par IA, à cultiver le jugement éthique (l'IA optimise, elle ne juge pas moralement : c’est notre espèce qui dit le Bien et le Mal), apprendre à collaborer avec l'IA au lieu de la combattre.

L’apprentissage et l’enseignement des langues ? Ils vont peut-être rester, mais transformés, plus comme une compétence utile (l'IA fait mieux), mais comme pratique culturelle volontaire, comme le latin : une porte vers une culture, un exercice intellectuel pour ceux qui aiment les curiosités.

Pour conclure : on fait quoi de tout ça ?

La course à l'IA n'est pas une mode. Des centaines de milliards par an sont investis par les plus gros acteurs industriels. Des États y jouent leur survie. Cette force-là écrase déjà nos certitudes sur l'éducation.

Les langues sont juste, de mon point de vue, le canari dans la mine de charbon. Après viendront le code informatique (GPT-4 code déjà mieux qu'un junior), la rédaction (l'IA écrit mieux qu'un bachelier moyen), bientôt les maths appliquées, la recherche (je vais suivre mercredi matin une formation dans on université sur « la recherche au temps de l’IA »...)

Face à ça, trois options :

1. La politique de l'autruche : nier, s'accrocher aux vieilles disciplines, former les gamins aux compétences du XXe siècle en croisant les doigts pour que ça marche au XXIe.

2. Regarder en face : accepter que ça change, repenser complètement l'école, former les jeunes à vivre dans un monde hybride humain-machine, tout en préservant ce qui fait qu'on est humains.

3. Refuser

La troisième est plus radicale. Elle consisterait à refuser le « progrès » de l’IA. À dire non à ce développement technologique nouveau qui risque de nous emporter. Savez-vous que les sociétés qui n’ont pas d’État (tribus amérindiennes étudiées par l’anthropologue Pierre Clastres) ne sont pas des sociétés qui n’ont pas réussi à y accéder mais qui sont organisées contre l’émergence d’un pouvoir vertical ? Pourquoi des sociétés sont sans écriture ? Ce n’est pas forcément que leurs humains seraient plus cons que les autres, ce sont peut-être des sociétés contre l’écriture, qui l’ont refusée plus ou moins consciemment pour préserver un mode d’humanité différent ?

Pourquoi ne pas s’arrêter là, ici, maintenant ? Et faire une peu de philosophie ? Décider collectivement de quelle espèce nous voulons être ? Parce qu’il est bien possible que l'IA ne soit pas juste un outil de plus. Qu’elle ne nous aide pas, mais qu’elle se glisse entre nous et le monde. On devient des cyborgs cognitifs, qu'on le veuille ou non.

Ce n’est pas à Google ou à Amazon de nous dire quels humains nous choisissons d’être. La question de départ de mon article du jour "l'IA va-t-elle tuer les cours de langues ?" me semble dépassée.
La vraie question est : "Quel genre d'humains voulons-nous être quand le risque est que notre intelligence se partage entre la chair et le silicium ?".

« Tout progrès technique doit-il être accepté ? ». Beau sujet de bac philo. Sauf que c’est la question que les citoyens devraient aujourd’hui imposer aux politiques qui regardent ailleurs parce que derrière eux, on voit bien les forces économiques et politiques qui n’ont pas intérêt à ce que nous la posions.

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