Pourquoi adhérer à la vision israélienne met-il en danger la société française ?

Le 27/09/2025 0

Article du 27 septembre 2025

Jusqu’à une date très récente, la position des Européens et de la France a été de coller à la vision de Netanyahou, à ne voir que le choc des civilisations et à mettre de côté sa politique de colonisation par le vide, d’évacuation/élimination des Palestiniens. Dans son livre Solitude d’Israël, Bernard-Henri Lévy, fidèle à sa posture d'intellectuel en croisade, affirme sans détour qu'« Israël mène un combat qui devrait être celui de toutes les nations libres. » La formule est limpide : ne pas soutenir Israël, c'est trahir la liberté elle-même. Manuel Valls déclarait que "l'antisionisme, c'est l'antisémitisme réinventé".

 

Il a fallu deux ans pour que la somme des actions de guerre israélienne contre des civils, contre des infrastructures civiles finisse par entamer le consensus initial et que le réel commence à s’imposer, que la vision du combat du Bien (Israël) contre le Mal (les Palestiniens réduits à la figure du Hamas) commence à être remise en cause. Et encore…

Voici un reportage du 14 août 2025 dont je tire quelques extraits. Il est signé Lise Benkemoun, la correspondante CNEWS en Israël, ce jeudi dans La Matinale de CNEWS, décryptant le plan de Benjamin Netanyahou à Gaza, approuvé par Tsahal. 

https://www.cnews.fr/monde/2025-08-14/gaza-le-hamas-ne-veut-pas-un-etat-palestinien-mais-conquerir-la-region-toute 

De toute façon, il faut rappeler que le Hamas ne veut pas d’accord, qu’il ne veut pas libérer les otages parce que sinon il signe son arrêt de mort, et contrairement à ce que les occidentaux comprennent du Hamas, le Hamas ne veut pas non plus un État palestinien, il veut conquérir la région toute entière et même islamiser le monde tout entier. "Après le samedi vient le dimanche", disent les frères musulmans, ça signifie quand on aura fini de s’occuper des Juifs, on s’occupera des Chrétiens, et ça c’est quelque chose qu’il ne faut jamais oublier : Israël est dans une guerre de civilisation, dans laquelle l’Occident n’est pas absent.

Cette fin de reportage est un condensé de propagande pro-Netanyahou asséné depuis Israël par la personne (je peine à l'appeler journaliste) qui traite d’Israël pour CNEWS, une chaîne qui fait l’opinion en France, de manière continue, du soir au matin. Retenons bien cette dernière phrase car elle est terrible pour la politique française et pour la société française :

Israël est dans une guerre de civilisation, dans laquelle l’Occident n’est pas absent.

En août 2025 encore, CNEWS, complètement aveugle, diffuse encore cette vision du monde qui nie la réalité coloniale au profit d’un combat du Bien contre le Mal.

Et pourtant ! Même Alain Finkielkraut, traditionnel thuriféraire et défenseur d’Israël, ne peut plus adhérer à cette thèse et admet les termes de « nettoyage ethnique ». Pour retrouver cette expression, écoutez-le (c’est bref), je mets ici d'autres extraits 

 https://www.facebook.com/reel/4266951256901284

Je ne peux pas me contenter d’être en colère, je suis sali, je suis souillé en tant que Juif. (…) On ne peut pas se contenter de lutter contre l’antisémitisme, qui est terrifiant, et qui en effet brandit le drapeau palestinien, et oublier ce qui se passe en Israël. (…)  Aujourd’hui, j’ai honte d’Itamar Ben Gvir et de Bezalel Smotrich (note : deux ministres d’extrême-droite religieuse). Je ne peux pas me contenter d’être en colère, je suis compromis, je suis sali, je suis souillé, en tant que Juif. 

Outre que la vision du conflit de civilisation est complètement mensongère, elle est dangereuse parce qu’elle importe en Occident le projet colonial de la faction politique d’Israël, aujourd’hui au pouvoir. Finkielkraut ne dit pas autre chose en se pensant impliqué alors qu’il est à 3000 kilomètres de ce qui se passe. Mais il n’est pas le seul impliqué. Cette vision des choses gangrène profondément la vie politique française.

1. Les conséquences politiques : procès en sorcellerie des partis critiques, renforcement de l’extrême-droite.

Depuis le 7 octobre et le refus de LFI d’adopter la grille de lecture israélienne du conflit, un premier procès a été fait à LFI, d'abord accusé d'antisémitisme pour ses positions critiques envers Israël. La critique de ce parti avait beau être politique, elle était interprétée comme une position raciale, raciste.

Ce parti a sans doute eu le tort d’être représenté par des tribuns peu nuancés, simplistes. Il a aussi eu le tort, mais c’est à son honneur cette fois, d’avoir été le premier et le seul à tenir un discours critique qui devient aujourd’hui… général. Il suffit de voir le récent virage de l’Allemagne. Le 12 octobre 2023, le chancelier allemand Olaf Scholz affirmait un soutien inconditionnel à l’État d’Israël 

https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/11/10/guerre-israel-hamas-l-allemagne-face-a-sa-responsabilite-historique_6199285_3232.html

 Comme je l'ai dit la semaine dernière au Bundestag, dans les moments difficiles, l'Allemagne n'a qu'une place, et c'est aux côtés d'Israël. Il est très important de le dire aujourd'hui, en ces temps difficiles pour Israël : L'histoire de l'Allemagne et sa responsabilité dans la Shoah nous obligent à contribuer au maintien de la sécurité et de l'existence d'Israël.

Le 21 janvier 2025, il annonçait encore de nouvelles livraisons d'armes allemandes à Israël, prenant le contrepied notamment du chef de l'État français qui avait appelé à cesser de le faire quand elles devaient servir à Gaza.

Mais le 8 août 2025, l'Allemagne a annoncé stopper toute exportation de matériel militaire vers Israël pouvant être utilisé à Gaza "jusqu'à nouvel ordre", en réponse à la décision du cabinet du Premier ministre Netanyahou de prendre le contrôle de la ville de Gaza.

Alors, le gouvernement allemand serait-il devenu « antisémite », comme la France Insoumise, ou bien a-t-il fait la part des choses entre 1. conflit de civilisation/droit à se défendre et 2. guerre d’agression/entreprise coloniale ?

Comme il est de moins en moins possible de continuer à entonner ce refrain, le procès en sorcellerie contre LFI change le fusil d’épaule : ce qui est visé à présent, ce sont ses accointances avec l'islamisme, illustrant la polarisation du débat politique français autour de ces questions. Le livre Les Complices du mal (septembre 2025) promet de révéler « l'alliance trouble de La France insoumise avec l'islamisme et son projet de déstabilisation de la démocratie française ». On voit réactiver les fantasmes politiques de l’ennemi intérieur, de la cinquième colonne. La presse française saura se faire la caisse de résonnance de ces charges politiques, véritables procès en sorcellerie, alors qu’elle ne parle jamais des liens entre Netanyahou et le Hamas (article précédent). Elle dénonce le fait que le Hamas est (effectivement) un parti religieux, extrémiste, ennemi de la démocratie, mais s’accommode fort bien que le gouvernement d’Israël soit aux mains de partis qui sont exactement de la même nature…

Dans le même temps et parallèlement, s’opère un mouvement plus discret : la jonction de l’extrême-droite française avec l’extrême-droite religieuse et coloniale juive, par le biais de leur supposé et soudain « philosémitisme ». Écoutons l’historien Johann Chapoutot, spécialiste du fascisme et du nazisme, grand invité de Geneva Show : https://www.facebook.com/reel/1691400681740038. Extrait :

Le philosémitisme supposé et apparent de l’extrême droite contemporaine est en fait une convergence de vue avec l’extrême droite israélienne, qui est suprématiste et fasciste, et qui est actuellement au pouvoir et qui produit l'horreur que l'on connaît chaque jour à Gaza. De ce point de vue-là, il y a eu formation pour la première fois d’un philosémitisme supposé d'extrême droite dès les années 60. C'est Lucien Rebatet, antisémite rabique notoire, qui en 1967, lors de la Guerre des 6 jours, avait dit qu’il était bien surpris, qu’il se mettait à aimer les Juifs, parce que les Juifs tapaient sur les Arabes. Alors il aimait les Juifs là-bas bien entendu mais pas ici, puisque ces Juifs-là était en train de massacrer des Arabes. Il trouvait ça formidable, il avait beaucoup choqué d'ailleurs dans les rangs pétainistes du lectorat de Rivarol, la feuille de chou négationniste et antisémite dans laquelle il écrivait. Mais cette cristallisation d’un philosémitisme totalement superficiel, et qui est en fait un dialogue d’extrême droite à extrême droite, ne doit pas faire illusion et ne doit pas masquer le fait que, fondamentalement, l'extrême droite européenne et américaine reste radicalement antisémite.

J. Chapoutot finit en rappelant que si les fondamentalistes évangélistes américains sont pour l’Etat d’Israël, c’est en raison de la prophétie de Jean dans l'Apocalypse.  Dans leur interpréation, les Juifs sont vus comme le « peuple élu » qui doit retourner en Israël pour préparer le retour du Messie.Beaucoup d’évangéliques croient que la création de l’État d’Israël en 1948 accomplit la prophétie biblique (Ezéchiel 37, Matthieu 24). Selon l’interprétation de Romains 11 (« Tout Israël sera sauvé »), les Juifs doivent se convertir au Christ à la fin des temps. Ceux qui ne se convertissent pas sont voués à la damnation à l’issue du Jugement dernier. Cette vision produit une « philosionisme apocalyptique » : soutien politique et financier massif à Israël aujourd’hui, mais avec une théologie qui, au fond, prévoit la disparition du judaïsme comme religion distincte à la fin des temps.

 

Ainsi, dans le même temps, un parti de gauche se voit diabolisé pour un supposé antisémitisme pendant que les idées d’extrême-droite gagnent du terrain, drapées dans de « justes » combats : Israël a le droit de se « défendre », Israël est le rempart de l’Occident, le Hamas est le seul responsable de la poursuite du conflit, etc.

2. Pourquoi en France ce double mouvement a-t-il tant de facilité à se réaliser ?

Ce que permet la grille de lecture du choc des civilisations, c’est la transposition mécanique du conflit israélo-palestinien dans le contexte français. Celle-ci présente plusieurs dangers :

  • confusion des enjeux : les problématiques spécifiques à la société française (intégration, laïcité, sécurité urbaine) risquent d'être analysées à travers le prisme d'un conflit extérieur
  • stigmatisation communautaire : risque d'assimilation automatique entre appartenance religieuse et position politique internationale.
  • radicalisation des positions : la passion suscitée par ce conflit peut durcir les positions sur des sujets intérieurs français. On joue avec le feu des identités.

Les communautés juive et musulmane de France se trouvent prises dans une dynamique qui ne correspond pas nécessairement à leurs préoccupations quotidiennes. Il y a une pression sociale pour "choisir un camp", un risque d'amalgames entre citoyens français et acteurs du conflit et, au final, une instrumentalisation de leurs voix par différents acteurs politiques, des deux bords.

Les classes populaires en proie à la crise sociale pensent vivre le même choc de civilisations, la même histoire. Les Palestiniens, ce sont les musulmans des cités. Dans les petites villes en crise, les gens en ont marre des trafics de drogue, de l’insécurité, de la visibilisation de l’islam et ils adhèrent à la thèse : ils s’identifient. Qui peut le leur reprocher ? Mais ce mécanisme est extrêmement dangereux car il importe dans notre société un conflit qui n’a rien à voir. Il faut entendre le mal-être français, le prendre en considération, et régler en France nos problèmes économiques, sociaux et identitaires, sans angélisme : il y a urgence ! Mais n’importons pas la vision coloniale, suprémaciste et raciste qui est celle de l’État d’Israël.

Il faut distinguer les enjeux et séparer :

  • les questions de politique internationale (position de la France sur le conflit)
  • les enjeux de politique intérieure française (vivre-ensemble, sécurité, intégration)
  • les droits et devoirs des citoyens français, quelle que soit leur origine.

Il faut favoriser un dialogue apaisé et plusieurs pistes peuvent être envisagées.

Le reportage de CNEWS donné en début montre combien les médias sont responsables par leur traitement simplificateur et engagé de l’actualité. À quoi sert l’autorité de régulation si elle autorise la tenue de tels raccourcis et amalgames dans le traitement de l'information ?

Le débat politique doit monter en exigence et refuser l'instrumentalisation électoraliste de la souffrance humaine, de quelque bord que ce soit. Ceci suppose une véritable éducation civique et politique, renforçant la compréhension des enjeux géopolitiques complexes.

Face aux crispations, il est urgent de renforcer un dialogue intercommunautaire, de créer des espaces d'échange entre citoyens de différentes sensibilités, origines sociales, ethniques et confessionnelles ? Vous souriez ? Un vœu pieu ? C’est dommage !

Conclusion

Le conflit israélo-palestinien révèle les fragilités de notre débat public face aux enjeux internationaux complexes. Plutôt que d'importer mécaniquement des clivages extérieurs, la France gagnerait à développer une approche plus nuancée qui respecte la complexité des situations géopolitiques, préserve la cohésion sociale nationale, évite l'instrumentalisation des souffrances humaines et favorise un dialogue constructif entre tous les citoyens

L'enjeu n'est pas de nier les émotions légitimes que suscite ce conflit, mais d’être politique au clair sur la réalité de ce qui se passe, de canaliser les émotions de manière à renforcer plutôt qu'à fragiliser notre société démocratique. C’est « normalement » le rôle de notre personnel politique mais, de tous les côtés, celui-ci semble ne même pas savoir que c’est une de ses missions. Une démocratie mature doit pouvoir débattre des enjeux internationaux sans que cela remette en cause le vivre-ensemble national.

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