Dans un prochain article, et à partir de ces bases, je reviendrai en fin d’article sur quelques cas de ma vie : suis-je de gauche ou de droite dans mes positions ?
Pour y voir clair, distinguons à la manière de Michéa entre les combats sociaux et les combats sociétaux, en soulignant une divergence de fond dans leurs logiques, leurs objectifs et leurs effets politiques.
1. Les combats sociaux
Les combats sociaux concernent selon Michéa la lutte des classes, la répartition des richesses, la condition des travailleurs, le droit à un emploi digne, l’égalité économique et les formes concrètes de solidarité populaire. Une fois que gauche et droite se sont accordées définitivement, à la fin du 19e siècle, sur le fait que la République était la forme de gouvernement en France et qu’on ne reviendrait plus à une Monarchie, ce sont sur les combats sociaux que le clivage droite-gauche a été le plus marqué.
Les combats sociaux sont des luttes ancrées dans le réel matériel, pour les conditions socio-économiques de vie, portées historiquement par les classes populaires et les mouvements ouvriers, et réclamant un meilleur partage des richesses produites par les travailleurs, le capital ne produisant rien en lui-même.
Une logique de gauche au sens social du terme, est soucieuse de partage équitable des richesses et de justice sociale.
2. Les combats sociétaux
Les combats sociétaux, eux, portent sur les questions d’identité, de mœurs, de genre, de sexualité, de diversité, de reconnaissance.
Ils sont souvent valorisés par des élites culturelles et universitaires, et selon Michéa, ils sont instrumentalisés par le capitalisme libéral pour fragmenter les solidarités populaires.
L’intérêt que je trouve à sa pensée est qu’il ne nie pas la légitimité de ces luttes, mais qu’il en critique l’usage idéologique.
D’une part, les combats sociétaux détournent l’attention des injustices économiques fondamentales. On se bat pour le mariage pour tous et on cède sur la précarisation des contrats de travail.
D’autre part, la mise au premier plan des combats sociétaux remplace la question du "nous" social (l’existence de ces classes économiques dont j’ai montré la réalité et l’actualité) par celle du "je", individuel ou identitaire.
3. Comment les luttes sociétales occultent les combats sociaux ?
Michéa considère que le capitalisme a tout intérêt à promouvoir les combats sociétaux :
- ils renforcent l’individualisme, le « moi je » qui se substitue au « nous », et la « liberté individuelle » est au cœur de l’ADN de la pensée de droite ;
- ils transforment des citoyens solidaires en des sujets consommateurs ;
- ils désamorcent les luttes collectives pour une transformation économique réelle et les détournent vers des objets tout à fait compatibles avec le capitalisme.
La pensée de Michéa a le mérite de faire comprendre comment la gauche "moderne" a abandonné la critique du capitalisme au profit de revendications morales déconnectées du terrain social.
On peut résumer cela en un tableau assez simple, au fond.
Combats sociaux
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Combats sociétaux
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Lutte des classes, salaires, retraites, droits sociaux
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Mœurs, genre, minorités, identités
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Ancrés dans le quotidien des classes populaires
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Portés par les élites culturelles ou militantes
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Visent la justice sociale collective
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Visent la reconnaissance individuelle
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Menacés par le capitalisme (répression contre les mouvements syndicaux)
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Parfois encouragés par le capitalisme
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4. Gauche-droite, la grande confusion !
Si les limites entre gauche et droite sont devenues floues c’est parce qu’une partie importante de la gauche politique moderne (celle dite « de gouvernement » dans les médias) a abandonné la critique du capitalisme au profit d’un combat pour les droits individuels : en faisant cela, elle s’est déplacée vers la défense de l’individu, point d’appui des valeurs politiques libérales, qui étaient historiquement celles de la droite libérale.
Au mieux, la gauche « moderne », pour continuer à cultiver un marqueur de différenciation par rapport à la droite, promeut le concept de communauté identitaire (par identité sexuelle, race, culture, âge : avec tous les croisements possibles entre ces dimensions !) qui lui permet de retrouver une dimension collective. Mais on est loin ici de la pensée politique en termes de classes…
4.1. Une gauche devenue libérale sur le plan économique
À partir des années 1980 (avec des figures comme Mitterrand et le « tournant de la rigueur », avec Blair ou Clinton), la « gauche de gouvernement » a adopté les principes de l’analyse économique libérale :
- privatisations,
- dérégulation du marché du travail,
- baisse de l’imposition pour les catégories les plus riches au détriment des autres,
- baisse en conséquence de la protection sociale pour tous,
- austérité budgétaire nécessaire vu la baisse des rentrées fiscales,
- dogme du moins d’état,
- adhésion à la mondialisation économique, qui met en concurrence les travailleurs du monde entier et entraine vers le bas ceux qui ont réussi au 20e siècle à améliorer leur conditions par des luttes contre le capital.
Ces politiques étaient au 19e et au 20e siècles des marqueurs de la politique de droite libérale.
En France, toutes les privatisations menées par des gouvernements "de gauche" dans les années 1980, les réformes libérales du Code du travail (dont la loi El Khomri, 2016), les baisses d’impôts continues, sont de bons marqueurs de cette politique d’alignement sur une politique de droite.
Le résultat politique est que les classes populaires se sentent trahies par une gauche qui ne défend plus leurs intérêts matériels, leurs conditions élémentaires de vie.
Un des résultats les plus évidents en France mais aussi dans tous les pays d’Europe est le vote dit « d’extrême-droite » des catégories populaires. Celles-ci entendent des discours qui semblent prendre enfin en compte leurs conditions réelles de vie. En réalité, ces partis sont eux aussi inscrits dans une logique capitaliste mais ils présentent un visage en parti attrayant pour des catégories populaires déboussolées. C’est ainsi que le capitalisme fait bon ménage avec l’extrême-droite (voir le contexte allemand des années 1930). C’est ainsi que le Front national en France siphonne depuis des années le vote des catégories populaires en désignant des boucs émissaires commodes et en faisant semblant de reprendre le flambeau de la défense des travailleurs.
Comment procède-t-il ? Il sait que les classes laborieuses, atteintes de plein fouet par la mondialisation et ses conséquences (délocalisation des emplois, concurrence, dumping social), aspire au cadre protecteur de la Nation. Il lui suffit de jouer sur ce cadre (sortir de l’Europe, arrêter l’immigration) pour gagner des suffrages : tant pis si le peuple ne voit pas que la même politique antisociale se cache derrière (toujours moins d’impôts directs !).
4.2. Une droite qui épouse parfois les causes sociétales
La confusion se fait totale quand, dans un mouvement inverse, la droite capitaliste intègre certaines revendications sociétales (féminisme libéral, diversité en entreprise, etc.), tant qu’elles ne remettent pas en cause le marché.
A émergé progressivement ce que Michéa appelle la "droite des mœurs" ou la droite moderniste (type Macron) qui peut ainsi :
- soutenir la PMA ou la GPA,
- promouvoir la "start-up nation",
- tout en réduisant les protections sociales.
Emmanuel Macron, ancien ministre des Finances de Hollande, est le chantre de l’individu (« il suffit de traverser la rue pour trouver du boulot) : cela lui permet de promouvoir à la fois la diversité et l’uberisation du travail, de fermer chaque année des lits d’hôpitaux mais de prétendre créer de l’emploi, de la fluidité et du lien social.
Souvenons-nous de sa libéralisation du marché des bus intercités : la réforme des « cars Macron », en 2015, qui a libéralisé le transport en autocar longue distance en France. L’objectif de la réforme était d’ouvrir à la concurrence le marché intérieur des trajets longue distance en bus (monopole SNCF), de baisser les prix pour les consommateurs, de créer des emplois ; de favoriser la mobilité des personnes modestes ou vivant en zones peu desservies par le train. Flixbus, Ouibus, Isilines, BlablaCar bus… ont pu proposer librement des lignes de plus de 100 km, concurrençant la SNCF sur certains trajets. Le résultat a été des conditions de travail précaires dans le secteur (chauffeurs mal payés, horaires longs), un impact environnemental non négligeable (plus polluant que le train) et… une concentration capitalistique : les dessertes peu rentables ont toutes été très vite abandonnées et le marché s’est concentré avec seulement deux opérateurs.
4.3. Le libéralisme comme point commun
Ainsi, en 2025, la droite et la gauche « moderne », « gauche de gouvernement » partagent un même socle : le libéralisme
- le libéralisme économique : rien ne doit entraver le libre marché, la concurrence, la mondialisation.
- Le libéralisme culturel : l’individu est le centre des droits, l’émancipation personnelle l’horizon indépassable.
La gauche moderne est devenue libérale-libertaire.
La droite libérale est devenue parfois sociétalement progressiste.
Les anciennes lignes de fracture n’existent plus. L’offre politique est celle de la pensée unique, et cette pensée unique est double !
4.4. La double … pensée unique
Les médias mainstream sont les caisses de résonnance de deux discours en dehors desquels n’existent qu’ « extrémisme » :
- en économie, la vulgate de l’ultra-libéralisme : trop d’impôts, libérer les énergies, déréguler, toujours moins d’état, travailler plus et plus longtemps (pour que le capital produise plus…), les acquis sociaux sont des « charges », etc.
Qui a une pensée économique divergente devient un extrémiste (c’est mon prochain article).
- en matière sociétale, toute « avancée » dans le sens de plus de droits aux individus (ou aux communautés) est bonne à prendre, même si (surtout si) elle fragmente un peu plus la conscience de classe et monte des catégories de personnes les unes contre les autres.
Qui a une pensée sociétale critique devient un réactionnaire.
Conclusion :
Il est urgent de sortir de ce double carcan de pensée unique et de ressusciter une gauche populaire critique du système capitaliste :
- une gauche enracinée dans l’analyse des coups portés par le libéralisme ;
- une gauche qui tient des discours qui permettent au peuple de comprendre ce qu’il vit et qui peut ainsi intellectuellement se réarmer ;
- une gauche qui constitue une alternative aux sirènes des partis d’extrême-droite, autre avatar de la défense des intérêts du capital ;
- une gauche attachée à la solidarité, critique de la logique marchande, sceptique face à l’idéologie du progrès technico-libéral et qui ne soit pas idéologiquement favorable à toute mise en avant de l’individu face au collectif.
Vaste programme, mon général ? Oui, car il faut encore compter avec les discours des médias qui sont une formidable (au sens premier de effrayante) caisse de résonnance des discours libéraux dominants : le prochain article ! Mais cette nouvelle tendance, appelée conservatisme de gauche, semble exister déjà en Europe. Voir https://fr.wikipedia.org/wiki/Conservatisme_de_gauche, qui mentionne d'autres appellations comme socialisme conservateur. J'aime mieux, mais s'il fallait lancer un parti, il faudrait sérieusement réfléchir à sa dénomination !
En conclusion personnelle, tout en étant résolument de gauche, j’assume donc ne pas être favorable à certaines évolutions sociétales parce que, pour moi, le collectif doit primer sur l’individuel au risque que demain on ne fasse plus société du tout. J’assume donc d’être qualifié de « réac » et ce n’est pas incompatible avec mon identité politique profonde. Je ne suis peut-être pas le seul ici et si j’ai pu vous donner des moyens de mieux penser ce que vous vivez comme des contradictions, alors cette série d’articles n’aura pas été vaine !
En cadeau, petite liste de titres de Michéa :
- L'enseignement de l'ignorance
- L'Empire du moindre mal
- Le Complexe d'Orphée
me semblent constituer un intinéraire intéressant à travers sa pensée.