1. « Face à Poutine : Qui sont les vrais patriotes ? »
Il fallait oser ce genre de titre.
L’émission s’intitule « Qui sont les vrais patriotes ? » : le titre oriente considérablement le débat. Il s’agit de séparer le bon grain de l’ivraie, de désigner des « vrais patriotes » et donc, par opposition, de « faux » ou « mauvais » patriotes donc.
Après le discours de la peur qui a été entonné par le gouvernement, un média public entonne donc un autre refrain bien connu en politique française mais pas seulement, celui de la cinquième colonne, de l’ennemi intérieur : le traitre qu’il s’agit d’identifier pour préserver la Patrie. Une fois identifié, il s’agit de l’éliminer, symboliquement ou physiquement. La crise Covid avait entonné le discours du Bouc émissaire, en lien avec celui de la Peur. On joue ici sur une autre corde sensible, celui du Traitre à la Patrie. Jérôme Sainte-Marie, dans l’émission, rappelle que Jaurès a été assassiné par Vilain parce que pour celui-ci il était un agent de l’Allemagne.
Sous la forme de l’image de la « cinquième colonne », qui s’origine dans la guerre civile d’Espagne, cette figure du faux patriote a fait florès en France lors de la « drôle de guerre ». Les communistes français (après le pacte de non-agression entre Staline et Hitler) et les pacifistes sont surveillés de près. La débâcle de 1940 sera attribuée à l'existence d'une « cinquième colonne » fasciste et pro-allemande. On se remémore alors les mots d'Hitler en 1932 : « Partout, en plein pays ennemi, nous aurons des amis qui nous aideront et la paix sera signée avant même que les hostilités aient éclaté ». Actuellement, cette rhétorique est utilisée en France pour dire que Poutine a des relais dans des partis français. On le voit dans l’émission même quand Thomas Legrand dit de Jérôme Sainte-Marie qu’il est « un bien mauvais avocat de Poutine », et quand la chroniqueuse de l’émission, Camille Diao, qui ne prend pas la parole avant cela, rappelle à Sainte-Marie qui récuse l’appellation d’ « avocat de Poutine » que, au RN, il y a des personnalités qui se sont manifestées pour la Russie. Elle lit ses fiches, et cite Thierry Mariani, ex-sarkozyste, coupable d’avoir été scrutateur d’une élection russe et d’avoir apporté ainsi un vernis démocratique à un régime qui ne l’est pas. Puis, elle accuse Hélène Laporte, députée RN et vice-présidente de l’Assemblée, d’avoir été scrutatrice en 2020 du référendum qui a changé la constitution russe. La chroniqueuse lit tranquillement ses fiches, elle a bien préparé son coup pour désigner des représentants supposés de la cinquième colonne.
La thématique a été également investie en France pour désigner le parti communiste lors de la guerre d’Algérie, accusé de soutenir les activistes du FLN contre les soldats français. Sous le terme de « parti de l’étranger », c’est Chirac en 1979 qui l’employa contre Giscard, partisan d’une Europe trop fédéraliste et pas assez souveraine. Aujourd’hui il est piquant de voir des européiste convaincus faire le reproche à des nationalistes ! On joue à front renversé, mais il suffit de dire qu’il y aurait alliance entre des positions nationalistes et des intérêts étrangers, et ça passe !
Aujourd’hui, le mythe de la cinquième colonne resurgit pour désigner un réseau de sympathisants islamistes qui collaboreraient dans l’ombre contre la France. En 2015, Estrosi l’utilise à propos des attentats.
Et le voici donc revenir pour disqualifier toute personne qui n’entonne pas un discours martial ! Discréditer l’adversaire a priori, avant tout débat, pour démonétiser ses arguments est un classique du genre mais on devrait s’abstenir de l’utiliser en démocratie. Pendant l’émission que j’analyse, Thomas Legrand dit, sur ce plan (58’30), que « ni Marine Le Pen ni Jean-Luc Mélenchon ne sont des démocrates ». Autre disqualification a priori : pourtant, ces deux personnalités politiques et leur parti s’inscrivent dans des traditions électorales, ils ne font pas appel à la rue à la place des urnes. Quel sens a donc pareil anathème ? « C’est quoi un démocrate, dis, Thomas Legrand ? C’est quelqu’un qui dit que les autres ne le sont pas ? »
2. Analyse du dispositif médiatique
Il est intéressant de voir comment le plateau est construit, dans une émission quotidienne du service public.
Il y a en fait trois positions que l’on ne voit émerger qu’en cours d’émission, avec les prises de parole. Elles ne sont pas annoncées, mais le journaliste Karim Rissouli sait que son plateau est ainsi constitué.
- 2.1. Quatre va-t-en-guerre
4 personnes représentent ce point de vue selon lequel il ne faudrait rien céder à Poutine et que la guerre terrestre française ne doit pas être exclue :
- Laure Adler, journaliste dont les compétences en matière de géopolitique internationale sont questionnables ;
- Thomas Legrand, journaliste politique ;
- Elsa Vidal, chef du département des affaires russes chez RFI ;
- Perrine Simon Nahum, spécialiste de la question juive en France, directrice de recherche au CNRS.
Trois journalistes donc et une historienne qui sort de son domaine de spécialité, lequel n’est jamais nommé : elle est présentée comme directrice de recherche CNRS.
- 2.2. Un seul Contre la guerre
Aymeric Caron, écologiste NUPES, député, ancien reporter de guerre est le seul à porter ce discours, qui est actuellement partagé semble-t-il par 80% des Français mais qui est très minoritaire à l’Assemblée (ce qui est un témoignage du grand écart démocratique entre le peuple, source de souveraineté, et sa représentation nationale). Caron est aussi le seul représentant d’un parti politique.
- 2.3. Et un pas de côté : « Peut-on débattre encore de cette question sans être stigmatisé ?»
Jérôme Sainte-Marie représente un troisième pôle. On n’est donc pas simplement front contre front. Il est présenté comme « politologue », et c’est le cas : il a travaillé dans divers instituts de sondage. Il a travaillé pour M. Rocard, J.-L. Mélenchon, M. Le Pen. Actuellement entre autres fonctions, il est chargé de la formation des cadres du Rassemblement national, ce qui n’est jamais dit mais au fil du débat on lui voit reprocher ses amitiés au Rassemblement.
Lui n’est pas venu débattre de « Faut-il ou non aller dans l’escalade macroniste ? » (une question de politique étrangère) et il répète qu’il n’a pas de compétence particulière pour ce faire (alors que les autres débatteurs ont des avis tranchés) ; il souhaite parler de « Peut-on débattre encore de cette question sans être stigmatisé ?» (ce qui est une question de politique intérieure).
Un dispositif de débat égalitaire voudrait que les temps de parole soient répartis en les trois pôles, équitablement, quel que soit le nombre de personnes incarnant un point de vue. C’est loin d’être le cas et Aymeric Caron se voit reprocher de trop parler. Son temps de parole est pourtant beaucoup moins important et, en face, les sources de contradiction multiples et tourbillonnantes, se renvoyant la balle. Pas simple de se faire entendre dans ce contexte.
Le rôle des journalistes dans le dispositif est à souligner. Ils ne passent pas seulement la parole ou ne la font pas seulement partager, ils orientent le débat dans la manière dont ils interrogent, notamment selon que la question commence ou non par un « Mais… » (Karim Rissouli) ; ils interviennent aussi en appui ou bien en contradiction d’un des débatteurs (Céline Diao quand elle intervient en contrepoint de Saint-Marie, façon fast-checker). Leur poids est important et ils n’équilibrent qu’en apparence la balance en distribuant la parole.
3. Même un débat télévisé ainsi organisé peut parfois aider à y voir plus clair…
Le cours de l’émission (que j’ai vu en podcast, après coup, et en arrêt sur images et paroles, retours en arrière) permet de comprendre les arguments des deux camps, ceux qui sont pour une montée sans limite de la tension entre France et Russie d’un côté, ceux qui sont pour une stratégie de négociation sans tarder de l’autre
- 3.1. Les trois manières de plaider l’escalade
En écoutant bien les quatre représentants de ce camp, on voit que trois paradigmes assez différents sont à distinguer. Je les partage avec vous, car ils peuvent vous aider à lire les futurs discours politico-médiatiques :
Paradigme 1. Guerre de territoire - « Il faut stopper ici Poutine car il mène une guerre de territoire qui ne s’arrêtera jamais. »
On touche du doigt cette lecture à travers ce que dit notamment Thomas Legrand :
« Poutine doit d’abord revenir sur ses frontières et après on peut négocier. » Mais pas avant.
Elsa Vidal (RFI) dit également que, au départ, Poutine a des ambitions territoriales, mais qu’aujourd’hui, il est sur un autre projet, plus géopolitique et politique tout à fait différent : on y reviendra.
Perrine Simon Nahum a également cette lecture. Elle dit en substance que les dictateurs énoncent leur politique. Elle dit qu’on a les discours de Poutine, qu’il a exprimé ce qu’il voulait faire en matière expansionniste et qu’il a commencé à le faire. Elle fait le parallèle avec Hitler qui avait annoncé son programme avant-guerre.
Caron fait remarquer brièvement qu’il n’y a de trace d’aucun discours en ce sens, mais le fait n’est pas repris par les journalistes : on passe à autre chose. Ce serait pourtant un point capital sur ce premier argument des « pro-escalade pour stopper net Poutine » mais on ne prend pas la peine de s’arrêter, on ne demande pas à la chroniqueuse Diao de dire si cela est vrai, de citer au besoin des extraits de discours. On est dans un fonctionnement typique du discours de propagande : on pose ainsi des affirmations, sans fait, sans fondement mais aussi sans espace suffisant à la contradiction et le fait finit par être vérité à force d’être répété.
Paradigme 2. « Se battre au nom du respect du droit international. »
C’est essentiellement sur ce plan que se place Thomas Legrand. Pour lui, Poutine ne respecte pas le droit international. Et donc il faut le ramener dans le droit international. On ne discutera qu’une fois l’intégrité du territoire rétablie, c’est-à-dire le droit international rétabli… autant dire que ce n’est pas demain !
Caron rappelle alors que la guerre en Irak était une violation du droit international, une invasion sans mandat ONU, reposait sur un mensonge et qu’on n’a pas fait pour autant la guerre aux USA.
L’émission voit alors un moment assez surréaliste (vers 47’). Elsa Vidal dit « aujourd’hui, ce qui se passe en Ukraine n’a rien à voir avec les USA » (sic). OK, les USA sont des menteurs, ils se sont rendus coupables de « crimes de guerre » (sic), mais
« c’est le réalisme, nous ne sommes pas en capacité de les trainer devant les tribunaux ; on n’a pas le pouvoir de les juger au TPI, mais aujourd’hui ce n’est pas en Europe la question » (sic)… « aujourd’hui, le risque en Europe n’a rien à voir avec les USA, il a à voir avec l’OTAN certes (47’49) dans notamment la rhétorique russe, mais il n’a rien à voir avec les USA. »
« Le danger de cette guerre sur nos sociétés et nos sécurités est beaucoup plus important que les dangers que les USA ont fait planer sur notre sécurité. Ce n’est pas vrai pour l’Irak, pas vrai pour l’Afghanistan, mais pas aujourd’hui sur ce qui se passe. »
Je n’imaginais pas pareil discours dans le camp des va-t-en guerre : c’est dire comment le roi USA est en passe d’être nu. Mais on continue pourtant à défendre des positions qui nient son implication dans le présent conflit, qui est pourtant évidente depuis 2014. La violation en cours du droit international de la part des Israéliens et des Américains n’est pas considérée, celles des Américains dans le passé part en pertes et profits, mais celle de Poutine est intolérable. Le respect du droit international est à géométrie bien variable !
Paradigme 3 – La guerre à mener est une guerre de civilisation.
Là, on est dans les affrontements de valeurs, on est dans du lourd. La même rhétorique est utilisée pour qualifier le siège de Gaza : ce serait un combat de civilisation avec Israël champion de l’Occident et de la démocratie contre le Hamas, islamiste et terroriste. On jouerait dans la guerre contre la Russie le conflit de la civilisation contre… la barbarie! Ici, la barbarie est … le manque de démocratie (dont on s’accommode très bien dans beaucoup d’autres régimes du monde) et … la religion orthodoxe : c’est dit par Elsa Vidal, sans qu’elle développe plus mais on sent bien qu’il y a là pour elle quelque chose de réactionnaire, non soluble dans la démocratie… On joue le conflit des démocraties, supposées bonnes par nature, contre la Russie, déclarée tyrannie. Bien contre Mal.
Laure Adler propose aussi cette lecture. Poutine, dit-elle, veut abattre la démocratie, jugée comme décadente, au profit de valeurs traditionnelles, orthodoxes. Pour elle, son adversaire, c’est la démocratie.
Elsa Vidal, de RFI, abonde en apportant une « information » : la guerre de Poutine aurait d’abord été une opération de politique intérieure, instrument démagogique en quelque sorte (23’50) :
Qu’est-ce qui a décidé Poutine à se lancer dans ce conflit ? C’était sa baisse de popularité dans l’opinion russe… au profit d’une croyance dans l’armée et dans l’église. Et que voit-on à la suite de cela ? Une guerre qui est lancée sur l’Ukraine avec une côte de popularité qui remonte.
Puis elle ajoute qu’aujourd’hui, son objectif a changé : Poutine veut nous battre car le modèle démocratique met en danger son pouvoir.
Et donc on aurait le camp des démocraties contre le camp des dictatures. Si les choses étaient si simples… tout serait simple !
Qu’en est-il ? Comment juger de la pertinence de ce paradigme ?
D’abord, comme pour l’argument de la guerre territoriale, on ne trouve pas chez Poutine pareille théorisation. Qu’il critique le fonctionnement de nos démocraties en retour de nos propres critiques, il a beau jeu. Nous faisons de même. Mais on ne sache pas qu’il veuille abattre notre régime politique : il n’y a nul projet de sa part en ce sens. On est dans de l’interprétation si l’on veut utiliser des termes mesurés, ou bien dans du fantasme destiné à effrayer.
D’autre part, les démocraties sont-elles exemptes de toute exaction, injustice, violation du droit international ?
Les démocraties sont-elles vertueuses par nature ? Au début des démocraties, l’Athénien Thucydide nous rappelle que la Guerre du Péloponnèse, au Ve siècle, est menée par l’Athènes de Périclès (qui est effectivement un modèle de démocratie alors en plein développement) contre Sparte (qui relève d’un autre régime : une oligarchie dite des "Égaux", au fonctionnement très martial) : mais c’est Athènes qui fait la guerre pour… contrôler son propre empire (Ligue de Délos), un empire né de son rôle de leader dans la guerre contre les Perses qui vient de s’achever. Cet empire, qualifié de thalassocratie par les historiens, est composé des îles de la mer Égée : il s’agit réellement d’une guerre impérialiste menée contre des iles qui commencent à vouloir se soustraire à son influence et qui pourraient pour cela prendre appui sur Sparte. Thucydide nous raconte cette Guerre du Péloponnèse. Il nous raconte comment elle commence contre les cités d’Eïon, de Skyros, de Carystos, de Naxos, puis Thasos (Livre I, XCVIII) qui sont ses alliés mais qui menacent de ne plus être aussi inféodés.
Les Athéniens montraient des exigences strictes, et ils étaient odieux à des gens qui, n’ayant ni l’habitude ni le goût de se donner de la peine, se voyaient mis, par eux, en face de la contrainte.
Puis encore Pylos, Corcyre, etc. avec des « atrocités » dans cette dernière (LIvre IV, XLVI). D’autres encore. Puis ce sera, dans une volonté expansionniste, l’expédition vers la Sicile, avec cette dernière campagne qui fut un désastre et précipita la chute d’Athènes (Livre VIII). Thucydide nous dit comment les Corinthiens, au congrès de Sparte, discourent sur le fait que l’hégémonie athénienne est devenue, par le fait même qu’elle a constitué un empire, une tyrannie. Périclès dans un discours du Livre II (LXIII) fait lui-même cette association :
Or, cet empire, vous ne pouvez plus vous en démettre, au cas où la crainte, à l’heure actuelle, pousserait vraiment certain de vous à faire, par goût de la tranquillité, ce vertueux projet. D’ores et déjà, il constitue entre vos mains une tyrannie, dont l’acquisition semble injuste, mais l’abandon dangereux.
La leçon de Thucydide devrait encore résonner à l’oreille de nos « démocrates ». Le mot démocratie n’est pas un label de vertu qui autorise toutes les (ex)actions. Les guerres coloniales de la France et du Royaume-Uni ont été le fait de démocraties. L'invasion américaine en Irak, contre l'allié indéfectible de la veille quand il fallait combattre l'Iran, aussi. Israël prétend incarner la juste cause d'une démocratie qui se défend quand il continue de manière juste plus brutale une entreprise de colonisation débutée il y a six décennies. On dit défendre la démocratie dans une guerre de civilisation et on défend un empire. On pourrait dire la même chose de Poutine, du reste. On est toujours le tyran de l’autre.
- 3.2. Quels arguments contre l’escalade ?
Caron, en cours d’émission, rappelle que Poutine est un autocrate. Mais que si on s’oppose à l’escalade façon Macron, on est caricaturé comme ami de la Russie et fan de Poutine (en cours d’émission, Diao dit : « Marine Le Pen admire Vladimir Poutine »).
Il souhaite faire entendre quelques arguments et il arrive effectivement à les dire, on peut le reconnaître à l’émission. Sa position est audible.
Caron déploie plusieurs types d’arguments que l’on peut résumer assez vite :
- Il n'y a pas d'agenda poutinien caché de conquête territoriale, au-delà de la préservation d'un espace au minimum neutre (cf mon blog sur "l'étranger proche" - http://informations-covid.e-monsite.com/blog/le-monde-vu-depuis-l-il-de-moscou.html).
- Il n'y a pas d'agenda poutinien caché de desturction des démocraties occidentales.
- Inutilité des morts : on finit toujours par négocier, et les morts entre temps sont bien inutiles. Il rappelle les deux conflits mondiaux. On pourrait négocier dès maintenant. T. Legrand dit que la chose est impossible tant que l’armée russe ne se retire pas (respect du droit international).
- Le prix des vies humaines : c’est là un humanisme radical qui débouche sur un pacifisme tout aussi radical, celui de Romain Rolland, qu’il cite. Il considère que les va-t-en guerre font trop peu de prix de cette dimension. Elsa Vidal le contredit en avançant qu’il ne s’agit pas d’envoyer des civils mais des professionnels : argument un peu stupéfiant pour moi, la vie des militaires aurait-elle moins de valeur ?
- Faire la guerre en soi est déjà une défaite de la civilisation. Ce à quoi Laure Adler répond : « Mais peut-on l’éviter ? ». Pour elle, il est déjà trop tard. La guerre de Troie aura lieu.
- Le risque d’escalade et de généralisation est à considérer : que se passe-t-il si d’autres pays entrent en jeu avec la Russie ? Réponse unanime des autres : eh bien, on ne voit pas pour l’instant d’autres pays entrer en jeu… Une manière d’évacuer un risque qui n’est pourtant pas mince ! La Russie a bel et bien renforcé depuis 2022 ses partenariats stratégiques et économiques avec la Chine et l’Iran, et on balaie cela d’un revers de main ? Mais quels géostratèges sont ces personnes ?
Conclusion :
Après le discours de la peur, la stigmatisation de l’ennemi intérieur qui refuse l’idée de l’escalade est donc utilisée dans nos médias pour empêcher tout réel débat. Cette stigmatisation est grave, elle partage les Français en bons patriotes et en traitres, de la même manière que le discours politique avait clivé la société sur des bases biologiques en vaccinés et non-vaccinés (à montrer du doigt, à emmerder et à exclure du collectif). Une fois de plus, le Pouvoir et ses relais s’engagent dans une politique d’éclatement du corps social, montent les Français les uns contre les autres. On voit la même tactique à l’œuvre.
Ce genre d’émission, inégalitaire dans sa construction et son animation, vise à forger l’opinion. On y entend prononcer des anathèmes qui attestent de la réalité du problème soulevé par Sainte-Marie : peut-on encore débattre de ces questions sans être stigmatisé ?
Elle présente toutefois l’intérêt de donner à lire les systèmes de valeur de ceux qui prônent l’escalade, et il en existe plusieurs, différents. Aucun des débatteurs n’a repris les pauvres arguments censés être concrets mais en réalité sans fondement d’Attal (montée des prix, migration de masse, problèmes énergétiques, mort des agriculteurs français) ; ils ont repris ceux inscrits dans le registre moral : respect du droit international, combat pour la démocratie, et celui de la peur de notre sécurité devant une expansionnisme sans limite. Trois arguments qui ne résistent guère à l’exposé des faits.
Aucun politique n’était présent sur le plateau pour représenter le camp de la guerre. Donnons la parole à un politique, une personnalité de l’« opposition ». Celui qui veut être l’opposant principal à Macron, Raphaël Glucksmann, celui qui se présente en champion de la « gauche » pour les Européennes, a réagi à cette émission et aux positions de Caron. À son propos, il emploie l’étiquette de « poutino-pacifisme »
(https://www.lefigaro.fr/elections/europeennes/moi-je-connais-le-donbass-contrairement-a-aymeric-caron-glucksmann-etrille-les-partisans-du-poutino-pacifisme-20240320),
une étiquette qui fleure bon la dénonciation de l’ennemi de l’intérieur. Une chose est sûre : Glucksmann n’est pas l’héritier du pacifisme socialiste de Jaurès ; il en appelle depuis des semaines à la transformation de l’économie française en économie de guerre, ceci afin de fournir à l’Ukraine les armes qu’elle réclame.
https://www.bfmtv.com/international/guerre-en-ukraine-raphael-glucksmann-appelle-la-france-a-passer-en-mode-economie-de-guerre_AV-202402190353.html
Il est sûr que l’hôpital français à bout de souffle, le système éducatif qui explose, la justice qui étouffe, l’agriculture qui se meurt s’en porteront bien mieux. Il a de bonnes idées pour la France, notre champion de la « gauche ». Mais pour lui, c’est une guerre de civilisation – paradigme 3 – qui se joue, une guerre identitaire :
La guerre que mènent (les Russes), ce n'est pas une guerre contre l'Ukraine, c’est une guerre contre ce qu’ils appellent l’Occident collectif, c'est-à-dire contre nous.
Avec des opposants comme Raphaël Glucksmann, Macron n’a plus besoin de soutiens ! Ça doit être ça, la vraie démocratie à la française : « Bonnet blanc ou blanc bonnet, allez voter ! »
Post-scriptum : au moment où je termine ce texte, l’auto-proclamé « philosophe » Bernard-Henri Lévy déclare sur CNews :
« On ne parle pas gastronomie avec un anthropophage ».
https://www.cnews.fr/monde/2024-03-21/bernard-henri-levy-ne-parle-pas-gastronomie-avec-un-anthropophage-1471647
Cette belle déclaration toute en nuances me permet de rajouter un quatrième élément à la liste des causes de guerre possible : quand l’Autre n’est plus un humain (c’est un fou, un malade, un anthropophage, un malhonnête profond), la guerre vise alors à le détruire. Cette deshumanisation a été utilisée par des Ministres israéliens pour bombarder Gaza, et la voici illustrée sur Poutine. Poutine est régulièrement l’objet de ce genre de discours, inscrit dans le paradigme de la « folie » de l’Autre qui n’entendrait que le discours de la force. Si l’on pense éclairer quoi que ce soit en utilisant ce genre d’argument…
Or cet argument est terriblement inquiétant sur le fond car il suppose, avec l’impossibilité de faire entendre raison, qu’il n’y a d’autre solution que la guerre à outrance jusqu’à la destruction de l’ennemi. BHL dit ainsi :
On ne parle pas de contrat avec quelqu'un qui ne tient pas sa parole.
Puis en une seule phrase, BHL réunit les trois paradigmes exposés ci-dessus : la guerre au nom du respect du droit international, la guerre territoriale et pour la préservation de l’Europe :
Il veut d'abord conserver les territoires qu'il a conquis au mépris de la loi internationale, casser l'Ukraine et déstabiliser l'Europe.
Avant de finir, BHL ne néglige pas son portrait en pied, sa statue pour la postérité, chemise blanche ouverte aux balles de l’ennemi :
L'auteur et philosophe assure avoir été au front, « en première ligne » de ce conflit, afin d'en extraire des livres et des contenus audiovisuels.
« J'ai été prêt à prendre ce risque-là, car je pense qu'il y a des valeurs et une idée du monde qui mérite d'être défendue, et pas seulement sur les plateaux de télévision », a-t-il conclu.
Le risque-tout de la liberté (« première ligne », diantre !) omet soigneusement de dire ce que lui rapportent ces contenus audiovisuels, quelles que soient les recettes :
Le film Slava Ukraini a quitté les salles après 3 semaines et un maigre score de 2910 entrées. Comble de l’ironie, le film a été sévèrement critiqué par les spectateurs d’Allo Ciné qui lui attribuent une note de seulement 0,8/5, tandis que la presse, étonnamment complaisante, lui accordait la moyenne.
Or chaque film est l’occasion de toucher de gros financements publics, venus de France Télévision, Arte, et le CNC. Si BHL prend des risques, ce ne sont pas des risques gratuits !
Voir ici, si vous avez des curiosités sur le très juteux business documentariste de cet influenceur pro-guerre très bien rétribué...
https://jaqadi.com/la-une/slava-ukraini-de-bhl-un-nouvel-echec-finance-par-largent-public/
Rappelons au passage que cet ami de la liberté n’avait pas hésité à attaquer celle de la presse, en s’en prenant au média Blast en l’occurrence et à son directeur de publication Denis Robert (lanceur d’alerte dans l’affaire Clearstream), pour demander le retrait d’un article qui disait qu’il avait touché 9,1 millions d’euros pour promouvoir la politique qatarie, un retrait assorti de 100 000 euros de dommages et intérêts. Il a été débouté en 2021 et condamné à payer 3000 euros au journal pour les frais de justice. Pan sur le bec !
https://www.marianne.net/societe/police-et-justice/argent-du-qatar-bernard-henri-levy-deboute-de-son-recours-contre-le-media-blast
Il aurait mieux fait de rester discret, au lieu d’attirer l’attention sur le fait qu’il était bien le promoteur de la politique anti-Kadhafi du Qatar, désireux d'étendre son influence régionale et de chasser de Libye le Guide de la Révolution au profit des Frères musulmans. Quand on sait le rôle décisif de l'intervention française et de BHL dans cette triste histoire !