Comme je suis linguistique, et même sociolinguiste assez versé dans les questions de francophonie africaine (politique, éducative, linguistique), je ne suis pas le plus mal placé pour analyser cette déclaration.
Les médias et penseurs attachés à la tradition ont critiqué cette déclaration : il y en a eu à droite naturellement car ce bord politique est traditionnellement du côté de l’Ordre plus que du Mouvement, du côté de l’identité essentielle de la France et non d’une identité plurielle et en perpétuelle recomposition. Il peut aussi y avoir des critiques à gauche, dans ce socialisme conservateur dont je me réclame parce que tout ce qui est mouvement sociétal n’est pas à priori forcément bon ! En ce qui me concerne, je regrette que ce genre de position non scientifiquement fondée ne soit trop aisément l’occasion de dire que la gauche est l’anti-France, que la gauche est le fer de lance de positions woke qui menacent l’identité du pays. Donc sur un terrain comme le français, prudence !
Mais avant tout, retour au texte, verbatim, les paroles exactes de JLM :
« Les Insoumis voient la francophonie comme un objet politique et culturel.
Compte tenu de l’histoire de la langue française, qui s’est répandue dans le monde à la faveur du colonialisme, elle est devenue, au fil des siècles, la propriété et la conquête de ceux qui s’en sont servis et qui parfois l’ont utilisée contre les Français. Ce n’est pas une question de soft power à la française, mais une tentative pour faire émerger la francophonie en tant que langue commune.
Si quelqu’un pouvait trouver un autre mot que “langue française” pour qualifier notre langue, je ne vous cache pas qu’il ou elle serait la bienvenue.
Il y a tant de mots d’arabe en français, il y a aussi des mots russes, espagnols, hébreux. Il y a de tout, et c’est tant mieux ! Elle a emprunté partout. Voilà pourquoi il y a tant de mots d’arabe en français…Elle est un résultat de créolisation. Si nous voulons que le français soit une langue commune, il faut qu’elle soit une langue créole.
Je préférerais qu’on dise que nous parlons tous le créole parce que ça nous arrangerait mieux que de dire que nous parlons français : ce sera sans doute plus vrai.
La langue française n’appartient plus à la France et aux Français depuis fort longtemps… puisque vingt‑neuf nations l’ont comme langue officielle. Les Français eux‑mêmes ne savent pas qu’ils sont francophones : ils parlent leur langue maternelle et du coup ils oublient de regarder autour d’eux. »
Et maintenant, explication de texte ! Analyse de discours, comme on dit dans mon métier de linguiste !
« Les Insoumis voient la francophonie comme un objet politique et culturel. »
Intéressant, mais ils ne sont pas les seuls ! Depuis… la naissance de la Francophonie, au début des années 60, celle-ci est « un objet politique et culturel ». Cette Francophonie a été créée par la voix concertée de Léopold Sédar Senghor (Sénégal), Habib Bourguiba (Tunisie), Hamani Diori (Niger), Norodom Sihanouk (Cambodge). Senghor disait : « La Francophonie, c’est cet humanisme intégral qui se tisse autour de la Terre. ». Ensemble, ces chefs d’État souhaitaient faire de la langue française un espace de coopération multilatérale, et non un outil de domination. La France était derrière ? probablement : elle est encore le principal financeur de la Francophonie (70% du budget de l’Organisation qui rassemble 88 membres). En 1970, fut créée l’ACCT (Agence de Coopération Culturelle et Technique), à Niamey, au Niger. C’était l’embryon de l’actuelle OIF. En 1997, l’ACCT est devenue Organisation internationale de la Francophonie (OIF) : ce que l’on appelle la Francophonie institutionnelle (politique).
Pour la France, en tant que pays, la langue française a toujours été un instrument diplomatique à l’étranger, quels que soient les gouvernements, de gauche comme de droite. Quand la politique de coopération française, en 2005, a donné l’essentiel des moyens à l’Agence français de développement (Ministère de l’Économie et des Finances) pour financer les programmes d’aide à la santé, à l’éducation, au développement rural, à la société civile, etc., les questions touchant à la langue française sont restées dans le giron du Ministère français des Affaires étrangères. Une manière de dire : la langue française fait partie du politique !
JLM dit donc quelque chose qui est de l’ordre du totalement partagé dans le paysage politique français.
« Compte tenu de l’histoire de la langue française, qui s’est répandue dans le monde à la faveur du colonialisme, elle est devenue, au fil des siècles, la propriété et la conquête de ceux qui s’en sont servis et qui parfois l’ont utilisée contre les Français. »
Ici, JLM mélange une affirmation fausse et une affirmation vraie : le français ne s’est pas diffusé que par le colonialisme, il s’est même beaucoup diffusé avant la période coloniale, étant la langue de la diplomatie européenne aux 17e et 18e siècle. La colonisation commence en 1880 (à part en Algérie, 1830) et se termine en 1960 : 80 ans seulement. Mais associer langue française et colonialisme flatte ceux qui, dans les rangs de LFI, ne cessent de battre leur coulpe en se repentant du passé : c’est à la mode ! Il espère ainsi gagner quelques électeurs. Calcul !
Ce qui est vrai, c’est la deuxième partie : le français est bien une « langue en partage » aujourd’hui, c’est même le mot d’ordre officiel de la Francophonie. Nous n’en sommes plus les seuls propriétaires. Ceci dit, nous ne l’avons jamais été ! Les Belges et les Suisses qui parlent français ne le font pas par le fait colonial, ni autre. Ils sont eux aussi des locuteurs natifs aussi anciens que les Français et en sont co-propriétaires depuis… toujours ! Les Canadiens aussi, depuis fort longtemps, mais on peut toujours dire qu’ils sont des Français partis coloniser l’Amérique, alors ne les comptons pas sur le même plan ! Mais avec les Wallons et les Romands, nous avons toujours été en co-propriété, même si notre Académie a longtemps pensé être le seul centre névralgique.
« Ce n’est pas une question de soft power à la française, mais une tentative pour faire émerger la francophonie en tant que langue commune. »
Ici JLM a tout à fait raison. Qui pourrait donner tort à cette ambition ? Reconnaître le français comme langue commune, c’est permettre que plus de gens se sentent bien dans cette langue, moins complexés, moins en insécurité comme on dit en sociolinguistique, et s’autorisent à la parler sans se demander ce qu’en penserait Paris.
Car cela est un vrai frein à sa diffusion. Un bon point pour JLM donc… qui ne fait que reprendre le slogan de la Francophonie : « le français en partage » ! Un mot d’ordre que les gouvernements français de droite et de gauche financent depuis le début des années 2000…
« Si quelqu’un pouvait trouver un autre mot que “langue française” pour qualifier notre langue, je ne vous cache pas qu’il ou elle serait la bienvenue. »
Là, c’est le début du grand n’importe quoi et de la dérive démagogique. Que ne s’est-il arrêté à la phrase précédente ? Qui imagine débaptiser une langue ? Le nom des langues vient d’une longue sédimentation historique… Le français vient du nom d’un des dialectes parlés dans le royaume de France au 17e, le francien, à côté de tous les autres dialectes du français d’oil (picard, normand, etc.) et d’oc (poitevin, gascon, occitan(s), provençal, franco-provençal), et des langues autres (breton, basque, corse, alsacien – avec leur propres variantes). On ne débaptise pas ainsi une langue !
Que certains Brésiliens choisissent aujourd’hui de nommer leur langue le brésilien (en concurrence avec portugais du Brésil), n’empêche pas les habitants de Lisbonne et de Porto de continuer à appeler leur langue le portugais ! Si des communautés francophones s‘estiment assez autonomes pour dire parler le « (français) camerounais », « l’ivoirien » ou le « canadien », ou tout autre appellation avec laquelle elles seraient à l’aise, libres à elles ! Du reste en Côte d’Ivoire, cela fait des décennies que l’on parle de FPI : français populaire ivoirien. On a parlé de français de Moussa, un temps ! Aucun problème ! Et si les Suisses ont envie de dire un jour « Nous parlons Romand », libre à eux ! Mais vouloir changer le nom de la langue française n’a pas de sens, car cela revient encore à dire que c’est à nous Français de décider du nom… commun ! Contradiction éclatante ! On dit chasser le colonialisme par la porte, et voici que le même caractère de domination de la France sur le reste de la francophonie revient par la fenêtre !
« Il y a tant de mots d’arabe en français, il y a aussi des mots russes, espagnols, hébreux. Il y a de tout, et c’est tant mieux ! Elle a emprunté partout. Voilà pourquoi il y a tant de mots d’arabe en français… »
Tout bon, JLM : rien n’est plus vrai. Bon, on peut discutailler sur le nombre de mots venus du russe, de l’hébreu, de l’arabe… On a emprunté les mots arabes au Moyen Age pour l’essentiel (alcool, azur, chiffre), mais pratiquement pas à l’époque contemporaine (ou alors par le fait colonial : clebs, toubib, etc., quand les Européens d’Algérie faisaient ces emprunts aux mots du quotidien). Mais oui, comme toutes les langues vivantes, le français a emprunté et emprunte : aujourd’hui, beaucoup à l’anglais !
« Elle est un résultat de créolisation. »
Énorme connerie, JLM… Là, il fallait se taire, surtout que les médias n’ont retenu que cela ! La créolisation désigne la formation d’une langue créole, issue du contact entre : une langue dominante (souvent une langue coloniale, comme le français, l’anglais, le portugais), et des langues vernaculaires (parlées par les populations locales ou asservies), dans un contexte de domination coloniale ou d’esclavage (XVIe–XIXe siècles). Les exemples : créole haïtien (à base française), créole jamaïcain (à base anglaise), créole capverdien (à base portugaise). La langue créole devient progressivement autonome, avec sa grammaire propre, un vocabulaire partiellement emprunté, mais une structure souvent simplifiée et recombinée.
Les créoles sont des langues européennes simplifiées (ce qui ne veut pas dire qu’elles n’ont pas leur complexité propre !).
Le français n’est pas un créole, ou alors c’est un créole né entre 500 et 800 du contact entre les palais gaulois et la langue latine, par simplification du latin, qui avait des déclinaisons quand le français a fini de les perdre au 13e siècle (il restait encore deux cas, sujet et COD, dans les textes des 11e et 12e siècle). Mais ensuite, le francien n’a fait que s’enrichir en puisant dans les langues avec lesquelles il était en contact (autres dialectes issus du latin sur le territoire de France ; langues européennes ; langues autres – arabe).
Dire que le français est un créole parce qu’il a emprunté à d’autres langues est une énormité scientifique… et donc un énoncé à des fins politiques, car JLM est sans doute l’homme (et la femme ) politique le plus cultivé dans le désert actuel (de Villepin, peut-être ?). Il ne peut pas ignorer qu’il dit une connerie.
« Si nous voulons que le français soit une langue commune, il faut qu’elle soit une langue créole. »
Le il faut n’est plus un constat de l’existant : cela devient un programme politique, que les opposants ont beau jeu de critiquer ! Tellement simple, vu l’énormité du propos. Car cela revient à dire cette fois qu’il faut encore faire évoluer le français… dans le sens de quoi ? Plus de simplification ? Mais dans le mot créole, tel qu’il est utilisé par JLM, ce n’est pas le trait « simplification » qui est activé, c’est celui de « métissage ». Une idée très différent, et qui va faire se dresser les cheveux sur les têtes des partisans de l’identité nationale éternelle, une idée tout aussi fausse que celle de la non-existence du français. On est mal partis, avec un débat entre deux camps qui défendent des idées fausses !
« Je préférerais qu’on dise que nous parlons tous le créole parce que ça nous arrangerait mieux que de dire que nous parlons français : ce sera sans doute plus vrai. »
Ben non, JLM ; c’est faux, je l’ai déjà dit plus haut !
« La langue française n’appartient plus à la France et aux Français depuis fort longtemps… puisque vingt‑neuf nations l’ont comme langue officielle. »
Ah ben oui, mais cette porte ouverte-là n’a plus besoin d’être enfoncée depuis longtemps et elle n’a rien à voir avec la précédente. On peut être en total désaccord avec la première (c’est mon cas) et en parfait accord avec la deuxième (c’est aussi mon cas !).
« Les Français eux‑mêmes ne savent pas qu’ils sont francophones : ils parlent leur langue maternelle et du coup ils oublient de regarder autour d’eux. »
Mais ceci, cher JLM, est encore une autre réalité. Moi qui suis sociolinguiste, je peux te dire qu’aucun natif ne se reconnaît dans cette dénomination parce qu’historiquement elle a toujours été « réservée » à des locuteurs qui parlaient d’abord une autre langue et qui intégraient le français dans leur identité linguistique. C’est une question de représentations sociales… Et cela ne veut pas dire que les Français ne regardent pas autour d’eux !
Conclusion :
Il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain, cher JLM ! Le français ne changera pas de nom en France. Si d’autres veulent le faire chez eux, laisse-leur la liberté de le faire… ou pas !
Enfourcher des chevaux de bataille identitaires, c’est diviser un peu plus les Français en communautés, en pour et contre.
LFI a des combats sociaux à mener. Le sociétal, why not (comme je dis en bon francophone) ? Mais encore ne faut-il pas enfourcher n’importe quel cheval de bataille pour essayer de brosser dans le sens du poil quelques progressistes qui ne voient le passé que comme source de culpabilisations multiples !