Israël-Palestine : une colonisation par le vide au 21e siècle

Le 13/09/2025 0

Article du 13 septembre 2025

On peut être contre l’idéologie islamiste, condamner les crimes du Hamas du 7 octobre et vouloir le retour des otages dans leur pays, mais il est difficile de faire comme si le 7 octobre était un début et de faire comme si le Hamas naissait de rien. Sur le Hamas et ses rapports avec Netanyahou, je consacrerai un article : « Quand les extrémismes se renforcent ». En attendant, la livraison du jour est consacrée à un exposé de la lecture coloniale du conflit, alimentée par de nombreux faits. On verra que le colonialisme d’Israël relève d’un type particulier.

Le dernier fait marquant date d’hier. Netanyahou affirmait deux choses lors de la cérémonie de signature d’un important projet de colonisation à Maalé Adoumim en Cisjordanie occupée, juste à l’est de Jérusalem :

Nous allons tenir notre promesse : il n’y aura pas d’Etat palestinien, cet endroit nous appartient.

Cette expression est une des plus nettes de la nature coloniale de la guerre actuelle.

Cette colonialité n’est pas nouvelle : on montrera ici qu’elle est à l’œuvre dès l’émergence de l’idée d’un État d’Israël. En revanche, elle est d’un type très particulier, que je pourrais appeler « colonisation de (grand) remplacement » ou « colonisation par le vide ». J’exposerai de quoi il s’agit précisément car cet élément n’est pas toujours évident. Mais auparavant, et pour faire le lien avec le précédent article, je donne la parole à des voix qui, en Israël dénoncent ce projet et n’adhèrent pas à la vision du « Choc des civilisations ». Ces personnalités de premier plan mettent bien en avant le caractère colonisateur.

Ce nouvel article va d’abord faire quelques rappels de faits : d’actualité d’abord, historiques ensuite, en remontant dans le temps. Que les gens bien informés passent et aillent à la partie 4, qui porte sur l’analyse du type de colonialisme et sur l’imaginaire colonial qui se déploie.

1. Une critique juive du « choc des civilisations »

Des voix juives critiques refusent de voir dans le conflit des deux peuples un affrontement éternel entre « l’Occident » et « l’Islam ». L’historien Avi Shlaim l’explique dans El País :

Samuel Huntington… a affirmé que le conflit international n’est plus entre États mais entre civilisations. Civilisation judéo-chrétienne d’un côté, civilisation musulmane de l’autre… Je pense que c’est une notion très bête et superficielle. Ce conflit porte sur des choses réelles : deux peuples sur une même terre. Et le moteur de ce conflit, c’est le nationalisme. (El País, 23 octobre 2023).

Shlomo Sand (historien, Université de Tel-Aviv), connu pour Comment le peuple juif fut inventé (2008) critique fortement l’usage de l’histoire biblique ou religieuse pour justifier la politique israélienne. Pour lui, parler de « guerre des civilisations » masque un conflit national, colonial et territorial. Il est rejoint par Ilan Pappé (historien israélien, Université d’Exeter) qui a consacré plusieurs ouvrages à cette question, faisant partie de ceux que l’on appelle les « Nouveaux Historiens » israéliens. Pappé n’hésite pas à parler de nettoyage ethnique en 1948 (voir plus loin) et critique violemment la rhétorique civilisationnelle, qui selon lui sert à légitimer la dépossession des Palestiniens et à transformer une lutte politique en croisade morale.

La philosophe américaine Judith Butler (d’origine juive) critique aussi la rhétorique qui oppose le judaïsme/l’Occident à « l’islam barbare ». Pour elle, le « choc des civilisations » (cf. mon article précédent) est une construction politique qui trahit l’éthique juive de la cohabitation et rend impossible toute solution même pas à deux États mais… à deux peuples !  Cette idéologie n’a qu’une issue possible : l’élimination pure et simple de l’Autre, son éviction, évacuation, élimination. Un projet colonial d’un type très particulier !

Des voix politiques contre une guerre sans fin

Même au niveau politique, cette lecture a été contestée. Yitzhak Rabin (ancien premier ministre d’Israël, assassiné en 1995) rejetait explicitement l'idée d'un conflit religieux ou civilisationnel. Il parlait de sécurité mutuelle et de compromis politiques avec les Palestiniens, pas d'une guerre éternelle entre blocs culturels.

L'écrivain Amos Oz (1939-2018) défendait la solution à deux États et rejetait la vision d'un affrontement « civilisationnel ». Il parlait plutôt d'un conflit « tragiquement rationnel » entre deux peuples pour une même terre.

Plus récemment, Avraham Burg, ancien président de la Knesset, considérait que le discours du « choc des civilisations » était une stratégie de peur (cf. article récent ici-même sur ce mode de gouvernementalité) utilisée par les élites israéliennes pour justifier une politique sécuritaire permanente.

Le 4 août 2025, 550 personnalités du monde de la Défense israélienne regroupées en un mouvement des « Commandants pour la sécurité d’Israël » signaient une lettre ouverte à Donald Trump pour demander l’arrêt d’une guerre qui a « cessé d’être une guerre juste et conduit l’Etat d’Israël à perdre son identité ». https://www.liberation.fr/international/moyen-orient/nous-avons-le-devoir-de-nous-lever-550-anciens-maitres-espions-et-generaux-israeliens-exhortent-a-arreter-la-guerre-a-gaza-20250804_CSIXPFTGDNB3XA4NH2YCKEYNGA/

Cette résistance intellectuelle juive au narratif civilisationnel montre qu'une autre lecture du conflit est possible, une lecture qui ne cache pas les enjeux territoriaux et coloniaux derrière des considérations culturelles.

2. La réalité coloniale actuelle

Commençons par l’actualité, nous remonterons ensuite dans le temps jusqu’aux origines du projet. Pour bien comprendre la nature actuelle du fait colonial, mieux vaut regarder la Cisjordanie (et Jérusalem-Est) que Gaza, même si cette dernière est sous les feux de l’actualité.

En 1948, le plan de partition de l’ONU en deux États, conçu pour permettre l’existence d’un État israélien, prévoyait la répartition suivante :

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On voit déjà inscrite sur cette carte l’impossibilité d’un État palestinien qui, dès le départ, n’a aucune continuité territoriale. Passons sur les stades intermédiaires, sur lesquels je reviendrai dans la prochaine partie et concentrons-nous sur ce qu’est devenue la grosse tache centrale, la Cisjordanie et Jérusalem (devant être sous mandat international, dans une neutralité). Cette partie est en jaune et vert sur la carte suivante.

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https://www.monde-diplomatique.fr/IMG/png/8401v2.png

Jérusalem a été annexée par Israël, contre le droit international. En 2000, les derniers accords d’Oslo, censés garantir une viabilité à un futur État palestinien, découpaient la Cisjordanie en 3 zones :

  • Zone A (vert moyen) : 18% de la Cisjordanie sont sous contrôle palestinien
  • Zone B (vert clair) : 22% de la Cisjordanie sont sous contrôle civil palestinien, mais sous contrôle militaire israélien
  • Zone C (jaune) : 60% sont sous contrôle israélien total

Israël contrôle donc directement ou indirectement 82% de la Palestine historique. Le territoire est morcelé par plus de 600 checkpoints et barrages routiers. Les permis de circulation sont obligatoires, et l'accès à Jérusalem et aux zones agricoles est restreint. Les zones palestiniennes sont fragmentées et l’accès aux ressources naturelles est limité (eau, terres agricoles).

Dans les territoires de la zone C sous total contrôle israélien, la colonisation se poursuit de manière illégale au regard du droit international, avec de nouvelles populations juives qui s’installent (en rouge sur la carte et en orange). Cette colonisation de peuplement croissante encercle les territoires verts et atteint aussi des territoires de la zone A, autour des villes (Hebron notamment) et villages palestiniens.

Alors que l'Autorité palestinienne (AP) ne gouverne que Gaza et les grandes villes palestiniennes, Israël conserve le contrôle quasi exclusif de 60 % de la Cisjordanie (connue sous le nom de zone C) où il préside à l'application de la loi, à la planification et à la construction.

En Cisjordanie, environ on estime à 700 000 le nombre de Juifs vivant dans plus de 130 colonies, sans compter Jérusalem-Est. On estime à trois millions le nombre de Palestiniens qui y vivent, pour la plupart séparés des communautés juives. Un récent rapport du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l'homme révèle qu'entre novembre 2022 et octobre 2023, environ 24 300 unités de logement au sein des colonies israéliennes ont été avancées ou approuvées en zone C. Il s'agit du chiffre le plus élevé jamais enregistré.

La violence d'État encouragée

De 700 000 actuellement en Cisjordanie et à Jérusalem, les colons doivent dépasser le million aussi rapidement que possible, annonçait le ministre Smotrich le 12 juillet 2023. Israël a officialisé cette violation en inscrivant dans sa loi fondamentale de 2018 le développement des colonies juives comme une valeur de base de la société israélienne.

Certains choisissent de s'installer dans les colonies parce que les subventions du gouvernement israélien rendent le logement moins cher, ce qui leur permet d'avoir une meilleure qualité de vie. D'autres s'y installent pour vivre dans des communautés strictement religieuses et pensent que, d'après leur interprétation de la Bible hébraïque, Dieu leur a donné l'autorisation de s'y installer. Un tiers des communautés de colons sont ultra-orthodoxes. Ces communautés ont souvent des familles nombreuses et tendent à être plus pauvres, de sorte que la qualité de vie est un facteur important ici aussi. Mais certaines communautés croient à la colonisation en tant qu'idéologie, estimant qu'elles ont le droit de vivre là car elles pensent qu'il s'agit d'un territoire juif ancestral.

Les colons y exercent assez librement leur violence contre les Palestiniens, encouragés par l'État. Le ministre israélien d'extrême droite Itamar Ben-Gvir annonce la distribution prochaine de 10 000 armes aux volontaires israéliens dans les villes frontalières. En août 2025, même les États-Unis ont demandé que soient imposées des sanctions au groupe de colons israéliens Hashomer Yosh, accusé d'avoir clôturé le village palestinien de Khirbet Zanuta, empêchant ses habitants déplacés de rentrer chez eux.

Un article de Radio France témoigne:

C'est en allant constater les dégâts sur les oliviers de Brahim Hamaiel, agriculteur palestinien, que la journaliste de la BBC Lucy Williamson voit s'approcher une douzaine d'hommes masqués armés de bâtons, dévalant une colline et arrivant dans leur direction. Une attaque "soudaine et injustifiée", constate la reporter.

(https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/la-revue-de-presse-internationale/la-revue-de-presse-internationale-emission-du-mardi-19-aout-2025-1797422 )

Les Chrétiens palestiniens sont soumis aux mêmes pressions, preuve que la religion a peu à voir avec la colonisation (https://fr.aleteia.org/2025/09/02/cisjordanie-victoire-pour-une-famille-chretienne-face-aux-colons-israeliens/?fbclid=IwY2xjawMpQuRleHRuA2FlbQIxMQABHsfj-r4Ux14TxS_pUkJPANOrZixKoqEO4Y06UShOMrsVXGdaFnIsdWI6YMO7_aem_YNWj8rbSUEvFm81yAD3dLQ) :

C'est une victoire d'autant plus savoureuse qu'elle est rare : le 10 juin, une famille chrétienne palestinienne a obtenu gain de cause face à des colons israéliens qui occupaient ses terres dans la vallée d’Al-Makhrour à proximité de Bethléem, rapporte Terre sainte Magazine. La décision de justice rendue par la Cour Suprême israélienne consacre les droits de la famille Kisiya sur cinq parcelles illégalement occupées par des Israéliens. Ce jugement met fin à treize années de lutte et d'acharnement. Leurs terres, rapporte Terre sainte, se trouvent en zone C de la Cisjordanie occupée, sous contrôle militaire israélien, qui leur refuse alors tout permis de construire.

En août 2025 est dévoilé un plan de nouvelles colonies dans la bande de Jérusalem-Est, baptisé E1. https://www.franceinfo.fr/monde/proche-orient/israel-palestine/guerre-au-proche-orient-on-vous-explique-ce-qu-est-le-projet-polemique-de-colonie-israelienne-e1-qui-couperait-la-cisjordanie-en-deux_7443151.html 

Si ce projet, soutenu par le gouvernement Netanyahou, aboutit, la construction de plusieurs milliers de logements illégaux va créer une ligne contiguë de colonies juives, depuis le centre du territoire occupé jusqu'à Jérusalem. La Cisjordanie sera littéralement coupée en deux à l’est de Jérusalem. L’Europe et l’ONU ont condamné le projet, mais sans effet.

Pour Gaza, l’issue envisagée par les Israéliens et leurs alliés américains est… l’évacuation de la population gazaouie. Les États-Unis, sous l’administration de Donald Trump, semblent pencher pour le plan israélien “GREAT Trust” : reconstruire Gaza après avoir supprimé l'influence de Hamas, avec la transformation de l’enclave en quelque chose de très redéveloppé (“smart cities”, structures modernes, tourisme). Le concept de départ “volontaire” est central dans les propositions US : soit aller à l’étranger, soit rester dans des zones sécurisées pendant la reconstruction. Mais “volontaire” est fortement contesté, vu le régime auquel sont soumis les habitants. https://www.i24news.tv/fr/actu/international/moyen-orient/artc-un-plan-americain-propose-le-depart-volontaire-des-gazaouis-et-la-reconstruction-du-territoire-media

Alors, conflit de civilisation ou guerre coloniale ?

 3. Un peu d’Histoire

Cette colonisation est-elle née d’une volonté (récente) d’Israël d’assurer sa sécurité ? Est-elle le fruit de la nécessité ? Ou relève-t-elle d’une vision du monde ? Le regard historique montre qu’elle est le moteur du projet d’un État israélien, depuis ses origines. L’idée de la création de l’État d’Israël est bien antérieure aux atrocités de la Deuxième Guerre mondiale. On va le voir.

3.1. Les étapes de la colonisation

L'idée d'un retour juif en Palestine naît dans l'Europe du XIXe siècle, dans la communauté ashkénaze marquée par l'antisémitisme croissant et les pogroms en Europe de l'Est. En 1896, Theodor Herzl publie L'État des Juifs après l'affaire Dreyfus, et en 1897 se tient le Premier Congrès sioniste mondial à Bâle, formulant le projet de "créer pour le peuple juif un foyer en Palestine garanti par le droit public".

Les premières vagues d'immigration (Aliyot) remontent aux années 1882-1914. La première Aliyah (1882-1903) voit arriver 25 000 immigrants juifs principalement de Russie et Roumanie et la création des premiers villages agricoles : Rishon LeZion, Zikhron Ya'akov. Le financement vient du Baron Edmond de Rothschild. À cette époque, la population arabe palestinienne est d’environ 500 000 habitants. La Deuxième Aliyah (1904-1914) concerne 40 000 nouveaux immigrants, principalement socialistes. C’est l’époque de la création du premier kibboutz (Degania, 1909), de la fondation de Tel Aviv (1909) et du développement de l'hébreu moderne. C’est aussi le temps des premières tensions avec la population arabe.

Dans une lettre privée, le ministre britannique des Affaires étrangères Arthur Balfour écrit en 1917 à Lord Rothschild :

Le gouvernement de Sa Majesté envisage favorablement l'établissement en Palestine d'un foyer national pour le peuple juif et emploiera tous ses efforts pour faciliter la réalisation de cet objectif...

L’intérêt britannique est stratégique. Dans le contexte de la Première Guerre mondiale, il s’agit de travailler au démembrement de l'Empire ottoman (Turquie, dont la Palestine relève), de contrôler les routes vers l'Inde et de s’assurer le soutien des juifs américains et russes. À la fin de la Première Guerre mondiale, la Palestine est placée par la Société des Nations sous administration (« mandat ») britannique (1920-1948).

La Déclaration Balfour de 1917 est intégrée dans le texte du mandat de 1920, ce qui constitue une véritable feuille de route pour la colonisation. Alors qu’officiellement, la politique britannique est celle du « double engagement » envers Juifs et Arabes, pendant ce mandat s’opère une immigration massive en trois vagues :

- Troisième Aliyah (1919-1923) : 35 000 personnes

- Quatrième Aliyah (1924-1929) : 80 000 personnes

- Cinquième Aliyah (1929-1939) : 250 000 personnes (fuite du nazisme)

En parallèle se développent des infrastructures sionistes, comme l’Histadrout (1920), le syndicat général des travailleurs, et la Haganah, une organisation militaire de défense. Le Jewish National Fund commence déjà une politique d’achat systématique de terres.

Plusieurs émeutes arabes marquent la montée de la tension, aboutissant à la Grande révolte arabe (1936-1939), avec grève générale et insurrection armée

L’évolution démographique est le plus clair signe de la politique de colonisation :

- 1918 : 56 000 juifs, 644 000 Arabes palestiniens

- 1931 : 175 000 juifs, 761 000 Arabes

- 1947 : 630 000 juifs, 1 310 000 Arabes

L’État d'Israël est créé par un plan de partage de l'ONU (29 novembre 1947). La fameuse Résolution 181 opère une partition très inégalitaire en deux États :

- 56% du territoire vont à l'État juif (33% de la population)

- 44% à l'État arabe (67% de la population)

- Jérusalem est placé sous administration internationale

Dès 1948, Israël proclame son indépendance (14 mai), ce qui déclenche une Guerre avec les pays arabes voisins. Le Plan Dalet vise la conquête de territoires au-delà de la partition. Cet épisode est appelé Nakba ("Catastrophe") : c’est l’exode de 750 000 Palestiniens, vers la Jordanie et d’autres pays arabes voisins.

A la fin du conflit, Israël contrôle 78% de la Palestine historique. La Cisjordanie est annexée par la Jordanie, Gaza est sous administration égyptienne et 531 villages palestiniens ont été détruits ou vidés de leur population.

La Guerre des Six Jours (juin 1967) a pour résultat l’occupation de la Cisjordanie, de Gaza, de Jérusalem-Est et du Golan. Par sa Résolution 242 du Conseil de sécurité, l’ONU demande le retrait des territoires occupés. Israël entame sa politique de colonisation de la Cisjordanie et de Jérusalem-Est.

En 1987, 65 000 colons israéliens sont en Cisjordanie. En 2000, 200 000 colons et en 2023, plus de 700 000 colons (Cisjordanie et Jérusalem-Est).

Période

Événements clés

Fin XIXᵉ / début XXᵉ

Naissance du sionisme moderne : Herzl, Hess (théoriciens), premiers mouvements d’implantation agricole. Acquisitions foncières, visions idéologiques.

Mandat britannique (1920-1948)

Immigration juive, tensions avec population arabe, premières révoltes, politique de terreurs, bousculements démographiques.

1948

Nakba : exode palestinien, dévastation, perte de territoire. Création de l’État d’Israël sur une partie du mandat britannique sur la Palestine.

1967

Guerre des Six Jours : Israël occupe la Cisjordanie, Jérusalem-Est, Gaza, le Golan, le Sinaï. Début d’une occupation durable.

1970-2000

Colonies se multiplient dans les territoires occupés. Lois de plus en plus permissives pour les colons. Première Intifada, etc.

Accords d’Oslo (1993-1995)

Espoirs de partition, de reconnaissance mutuelle, de solution à deux États. Mais les Accords laissent le contrôle réel dans certaines zones (Zone C) à Israël, ce qui permet à la colonisation de continuer.

Depuis 2000

Expansion accélérée des colonies, démolitions, annexions de fait (notamment Jérusalem-Est), fragmentation de la Cisjordanie en enclaves, politique d’« faits accomplis » spatiaux et juridiques.

3.2. Ancienneté de l’idéologie coloniale

Je me sers d’un article scientifique (2016) de Michaël Séguin pour analyser la dimension coloniale du projet israélien. La source originale est ici. https://journals.openedition.org/chrhc/5192#text.

3.2.1. Arguments des fondateurs sionistes

L'article montre que les fondateurs du sionisme, au 19ème siècle, décrivaient ouvertement leur projet en termes coloniaux. Moses Hess parlait d'amener « la civilisation chez les peuples inexpérimentés encore » et de porter « les lumières d'Europe ». Un autre fondateur, Theodor Herzl voyait les Juifs comme « un élément d'un mur contre l'Asie, ainsi que l'avant-poste de la civilisation contre la barbarie » et écrivait dans son journal intime qu'il faudrait « essayer de faire disparaître la population sans le sou de l'autre côté de la frontière ».

Ces arguments sont révélateurs de ce qu’est l’imaginaire colonial : à sa racine se trouve un sentiment de supériorité d’un peuple par rapport à un autre, le premier pouvant disposer du second à sa guise, le plus souvent en disant que c’est dans l’intérêt de ce dernier. Nous reviendrons plus loin sur cet imaginaire colonial qui ne fait pas de place à l’autre composante, palestinienne.

3.2.2. La critique par les Arabes

L’article de Séguin cite des historiens et politiques du monde arabe qui dénoncent les conséquences de ce projet colonial dès la fin du 19e siècle. Youssouf Diya'al-Khalidi alertait dès 1899 : « L'argent juif ne sera pas en mesure d'acheter la Palestine. Elle ne peut être prise que par la force des canons et des navires de guerre ». Negib Azoury identifiait en 1905 deux mouvements opposés, « le réveil de la nation arabe et l'effort latent des Juifs pour reconstruire sur une très large échelle l'ancienne monarchie d'Israël », prédisant qu'ils seraient « destinés à se combattre continuellement ». 125 ans après, l’Histoire lui donne raison.

Plus récemment, Séguin évoque Fayez Sayegh, fondateur du Centre de recherche de l’Organisation de libération de la Palestine, qui identifiait dans les années 1970 deux particularités du colonialisme sioniste tel qu’il se manifestait depuis 1948 : celui-ci visait la substitution aux autochtones plutôt que leur exploitation et recherchait la nécessité du soutien d'une puissance impériale. Ce fut le Royaume-Uni d’abord, rejoint ensuite par les États-Unis d’Amérique. Pour lui, la colonisation était « l'instrument de la construction d'une nation et non l'émanation d'un nationalisme déjà constitué ». Sayegh dénonçait donc il y a cinquante ans le triple caractère raciste, violent et expansionniste du sionisme : raciste par l'autoségrégation basée sur les liens du sang, violent par l'usage de la terreur en 1948, et expansionniste car « l'objectif suprême du sionisme a été et reste toujours la création d'un État qui englobe toute la Palestine, entièrement débarrassée des Arabes ».

3.2.3. La critique juive dissidente

Dans un numéro des Temps modernes consacré au conflit israélo-arabe, paru en juillet 1967, Jean-Paul Sartre et son équipe rassemblèrent une quarantaine de contributeurs juifs et arabes. L’article de Maxime Rodinson (spécialiste du Monde arabe) fut sans doute celui qui fit le plus grand bruit : un Juif français, rompant les rangs, posait une question interdite : « Israël, fait colonial ? ». Loin du registre belliqueux, Rodinson adoptait une ligne argumentative similaire à plusieurs des contributeurs arabes de ce numéro. À partir d’une relecture de l’histoire sioniste, il démontrait que « la formation de l’état d’Israël sur la terre palestinienne était l’aboutissement d’un processus qui s’insère parfaitement dans le grand mouvement d’expansion européo-américain des xixe et xxe siècles pour peupler ou dominer économiquement et politiquement les autres terres ». Le sionisme était donc pour lui un produit de son époque et de sa région d’origine : l’Europe orientale.

Cette ligne argumentative, loin d’être propre à M. Rodinson, est aussi partagée par un groupe israélien antisioniste et anti-impérialiste fondé en 1962 : l’Organisation socialiste israélienne (en hébreu, Matzpen). En introduction d’un collectif intitulé The Other Israel, paru en 1972, Arie Bober écrivait :

Loin d’offrir un refuge pour les Juifs persécutés du monde, l’État sioniste mène les nouveaux immigrants comme les anciens colons [settlers] vers un nouvel holocauste en les mobilisant dans une entreprise coloniale et une armée contre-révolutionnaire contre la lutte des masses arabes pour la libération nationale et l’émancipation sociale.

4.  De quoi est faite l’idéologie coloniale israélienne ?

Cette idéologie coloniale particulière repose sur deux piliers : inégalité fondamentale des populations et justification religieuse.

4.1. Inégalité des populations

Le retour aux premières justifications du sionisme montre le fonds commun avec les discours qui circulaient en Europe pour aller occuper les terres africaines et asiatiques « disponibles » : c’était la mission de civilisation reposant sur l’idée d’une inégalité humaine fondamentale entre des peuples aux stades de développement différents. Les mêmes formules se retrouvent chez Hess évoquant les Arabes et chez Jules Ferry parlant des noirs d’Afrique !

Cette inégalité a été abondamment mise en scène pendant les années de construction d’Israël, avec les reportages des médias occidentaux émerveillés par ces colons des kibboutz, qui faisaient verdir le « désert », là où les Arabes n’étaient bons qu’à pousser devant eux des moutons sur des terres arides… La preuve était là. On fermait les yeux sur les transferts massifs de capitaux et sur les expropriations, on s’ébahissait devant le mirage communautaire, la foi qui déplaçait les montagnes.

Aujourd’hui, elle se pare des accents du Conflit de civilisation. L’autre est devenu un barbare, il est nié dans son humanité. Voici un petit florilège…

Auteur / fonction

Citation

Contexte / Source

Eli Ben-Dahan, député / ancien vice-ministre de la Défense

« To me, they [les Palestiniens] are like animals, they aren’t human. »

Déclaration en 2013 lors d’une interview radio, au sujet de la reprise des négociations de paix.

Dan Gillerman, ancien ambassadeur d’Israël à l’ONU

« les Palestiniens sont des “inhuman animals” (animaux inhumains horribles) »

Interview télévisée sur Sky News après des questions sur le blocus de Gaza.

Yoav Gallant, ministre de la Défense

« We are fighting human animals and we are acting accordingly »

En oct. 2023, lors de l’annonce d’un siège complet de Gaza (pas d’électricité, pas d’eau, etc.).

Bezalel Smotrich, ministre des Finances (extrême droite)

« There are no Palestinians, because there isn’t a Palestinian people » et « Il n’y a pas de nation palestinienne. Il n’y a pas d’histoire palestinienne. Il n’y a pas de langue palestinienne. »

Déclaration faite en mars 2023, à Paris. PNN English+1

Bezalel Smotrich (encore)

« No half jobs; Rafah, Deir al-Balah, and Khan Younis – utter destruction. »

Appel à la destruction totale de ces villes de Gaza, avril 2024.

Ministre des Affaires étrangères Eli Cohen

« If you will see the movies you will not call the Hamas animals, it’s a compliment to call them animals; they are monsters. »

Devant des députés européens, comparant les militants de Hamas à des monstres, après les attaques du 7 octobre.

4.2. Justification religieuse

Le deuxième pilier idéologique de la colonisation est religieux : la terre de Palestine est terre d’Israël donnée par Dieu à son peuple et les Arabes sont des occupants sans droit. C’est ce que dit Netanyahou hier, 11 septembre 2025, en parlant du projet de colonisation E1 : « Cet endroit nous appartient. » Du point de vue du discours, les colonisateurs n’utilisent pas le mot Cisjordanie : ils ne parlent que de Judée-Samarie, un mot renvoyant aux temps bibliques, à cette terre… promise. Due. Enfin récupérée.

4.3. L’imaginaire colonial et le type de colonisation

Dans l’Histoire des peuples et de leurs rapports, il me semble pouvoir distinguer quatre types de colonisation.

a. Celle qui a concerné des terres sans occupation humaine préalable : ce fut le cas des îles de l’océan Indien comme Maurice et la Réunion. Les Français et les Anglais les ont colonisées par quelques apports de population venues des métropoles. Mais comme elles étaient en nombre insuffisant et les conditions de vie difficiles, les colons ont eu recours à l’esclavage, fruit de la traite. Colonisation et exploitation humaine par importation de populations non autochtones. Avec les souffrances afférentes.

b. Celle qui a concerné des terres occupées par des populations qui ont été soumises afin de procéder à leur exploitation. Ce fut le cas, massif des colonisations françaises et anglaises, en transformant la population autochtone en une « main d’œuvre indigène ».

c. Le modèle romain a été une variante de ce second type :  les populations gauloises, germaniques, ibères, ont été « administrées » en gardant leurs coutumes et en étant traitées à égalité, pouvant accéder aux plus hautes fonctions dans l’Empire : un modèle très intégrateur. Les Romains, volontiers syncrétiques, intégraient dans leur propre religion, très ouverte, des divinités des populations soumises.

d. Le quatrième et dernier type de colonisation a consisté à éliminer la population indigène, à la réduire à portion congrue, jusqu’à son extinction ou sa marginalisation totale. Ce fut le modèle nord-américain contre les natifs dits Indiens. Élimination physique par la guerre, cantonnement à des espaces réduits (réserves), marginalisation sociale avec les conséquences sur la santé physique et mentale de ces populations. Ce type de colonisation s’est combiné avec le second : il a fallu importer des esclaves, les populations autochtones étant exclues de la mise en valeur du pays.

Dans ce paysage, que dire de la politique de colonisation mise en place par Israël ?

Elle relève du quatrième type. La population autochtone, déclarée fondamentalement autre et non humaine, est à réduire, à enfermer, à éliminer. La déclaration de Theodor Herzl fin 19e (« essayer de faire disparaître la population sans le sou de l'autre côté de la frontière »), envisageait déjà le départ des Arabes… ailleurs. En 2025, a été évoquée plusieurs fois l’idée de faire de Gaza une Riviera vidée de ses Gazaouis actuels. En septembre, Trump dévoilait le projet Great Trust conçu par Fondation humanitaire de Gaza (GHF) l'organisation privée soutenue par Israël et les États-Unis, et chargée de distribuer l’aide alimentaire. Gaza passerait sous la tutelle d’un organisme américain baptisé "GREAT Trust" ( !) (pour "Gaza Reconstitution, Economic Acceleration and Transformation Trust") pour une durée minimale de dix ans, avant un transfert du pouvoir à une entité palestinienne "déradicalisée". Israël conserverait des prérogatives sécuritaires, avec le soutien de sociétés militaires privées "occidentales" et de "ressortissants de pays tiers", avant une transition progressive vers une "police locale".

Sur ce fond idéologique, à quoi sert-il de discuter si le sort fait aux Arabes est un « génocide » ou seulement un « crime de guerre » ? Les mots sont importants certes, mais ils sont parfois une perte de temps si le débat détourne les yeux de la réalité du projet colonial.

L’imaginaire colonial israélien me semble pouvoir être analysé de la sorte :

  • au départ, un sentiment de supériorité (civilisationnel, économique, technique) combiné avec un sentiment religieux (Peuple élu, Terre promise) justifie le projet colonial ; pour l’alimenter, il est utile de nier le passé, notamment la civilisation judéo-arabe et les expériences de vie commune dans plusieurs espaces géographiques ;
  • le projet colonial engendre des réactions de résistance (Grèves, intifadas, terrorisme, dont le dernier exemple est dans les massacres du 7 octobre et la prise d’otage) ;
  • ces réactions de résistance au projet colonial engendrent dans la population israélienne un deuxième sentiment, plus puissant que la supériorité : le sentiment de peur de l’Autre ; cette peur repose sur des faits et s’alimente à chaque nouvel épisode ;
  • ce sentiment de peur est instrumentalisé par le gouvernement ; il sert à la poursuite du projet colonial ;
  • le Pouvoir colonial construit l’Autre arabe comme radicalement différent (animal, barbare) et pouvant (devant ?) être éliminé physiquement (éloigné ou tué) pour garantir les conditions « normales » de vie au peuple israélien. Il joue alors sur un nouveau sentiment : la haine.

Ce processus colonial supposant l’élimination de l’Autre, et non la vie avec lui, ne peut avoir d’issue positive. Ni pour ceux qui en sont les victimes, ni pour le peuple qui l’impose et dont l’identité s’en trouve marquée à jamais. L’islamisme du Hamas a sa part dans le 7 octobre, mais le Hamas fleurit sur le terreau du colonialisme. Tout processus de colonisation porte en lui une violence qui fait naître un sentiment de haine chez le colonisé et qui nourrit la violence de ce dernier : un cycle infernal qui ne s’est démenti nulle part dans l’Histoire. En 2024, 82700 citoyens israéliens ont quitté le pays, ne pouvant pas endosser une politique qu’ils désapprouvent et inquiets pour leur sécurité dans l’avenir. Ce sont les chiffres du Bureau central des statistiques israélien (https://www.nouvelobs.com/monde/20250722.OBS106122/je-pars-parce-que-je-veux-vivre-de-plus-en-plus-d-israeliens-quittent-leur-pays-depuis-le-7-octobre.html).

Que les USA soient complices de ce projet colonial du 20e et 21e siècle n’est pas fondamentalement surprenant : il est inscrit dans la Naissance de leur nation, pour reprendre le titre du film de Griffith. Que les Européens, qui ont développé les projets coloniaux depuis le 15e siècle soient aveugles, devant cette réalité et préfèrent y voir un Conflit de civilisation n’est finalement pas plus surprenant. Même si leur aveuglement est coupable. Ils (On) ne pourra pas dire : « On ne savait pas ! ».

 

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