« Nous autres civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles » (Paul Valéry)
« Nous autres civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles » (Paul Valéry)
Le 10/10/2022
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Article du 10 octobre 2022
Depuis ma dernière livraison, on ne peut pas dire que la tension internationale ait beaucoup baissée. La commission d'enquête sur les attentats contre les gazoducs Nord Stream (à laquelle ne participent pas les Russes mais seulement des pays de l'OTAN et la Suède qui veut y entrer) n'a pas encore livré ses conclusions que le pont qui relie la Crimée à la Russie vient d'exploser. J'attends que les journalistes français nous disent que c'est la Russie qui veut montrer encore une fois son pouvoir de nuisance.
La livraison de ce jour m'a été inspirée par une conversation que j'ai eue avec mon fils aîné qui se reconnaîtra s'il nous lit. Alors qu'il est d'accord pour convenir que la situation que nous promettent les sanctions contre la Russie menace d'être extrêmement difficile pour les pays européens, il me faisait cette remarque qui a attiré mon attention : « Mais quand ils vont s'en apercevoir que les sanctions nous causent d’abord des problèmes, les gouvernements vont faire quelque chose ! Ils vont trouver une solution. »
Cette réflexion de mon fils appelle pour moi plusieurs remarques.
La première concerne le fait que les gouvernants n'auraient pas encore vu ce qui se trouve devant nous… et qui est déjà sous leurs yeux. Je vais évoquer une discipline scientifique qui se développe depuis quelques décennies et que l'on appelle la prospective, discipline dont les points d'application sont l'économie, le social, la diplomatie, l'énergie, la santé. Ses domaines sont innombrables et les personnes qui s'en réclament, et qu'on appelle des prospectivistes, ont pour mission de repérer dans la réalité sociale ce qu'ils appellent des « signaux faibles », à savoir de petites évolutions sociales qu’eux seuls perçoivent et qui sont révélatrices de tendances destinées à se développer et à devenir des tendances dominantes. Si gouverner, c'est prévoir, on peut espérer que nos gouvernants, qui s'appuient sur des énarques et sur des cabinets de conseils américains, ont dans leurs personnes ressources pareil experts. J'imagine que ce sont ces mêmes experts qui perçoivent déjà quelques « signaux faibles » dans l'industrie russe, signes qui les amèneraient à penser que, en dépit des apparences (un rouble plus fort que jamais, des liquidités dues à la vente de gaz et de pétrole qui n'ont jamais été aussi importantes), le pays qui a attaqué l'Ukraine et qui est victime de nos sanctions va s'effondrer d'un seul coup comme un château de cartes. J'espère donc qu'ils voient ces signaux faibles chez les Russes et qu’ils ont raison : en tout cas, nos journalistes français s'en font souvent l'écho pour nous dire « Attendez, attendez ! On n'a pas tout vu, ça souffre beaucoup dans l'économie russe ! » Vivement que cela arrive et que cesse ce conflit !
En attendant, ce qui m'interpelle un peu, c'est qu'ils ne semblent pas voir les signaux clignotants et les sirènes hurlantes qu'envoient les acteurs de nos propres systèmes économiques : je veux parler de l'industrie métallurgique, de l'industrie laitière, du domaine agroalimentaire, de l'agriculture qui va manquer d'engrais, sans compter l'inflation galopante qui fait augmenter le prix de la salade, de la viande, du pain, quand les boulangeries ne sont pas fermer.
Ont-ils entendu ce discours d’un maire français divers droite, Neuilly-sur-Marne, qui nous dit qu'à partir du début du mois de novembre, si rien n'est fait, il va devoir sacrifier des pans entiers de la vie de sa commune, le sportif, l’associatif, le social, s'il veut continuer à éclairer et à chauffer sa ville ? Il parle d’un racket organisé avec l’aide de l’Etat, rien de moins. C’est deux minutes, si vous n’avez pas encore entendu sur le net…
https://www.youtube.com/watch?v=wEtZ2J1_PE4
Ont-ils perçu ce signal faible envoyé par la Belgique qui a préféré s'abstenir sur le 8e volet de sanction économique contre la Russie parce que le pays craint que les restes de sa métallurgie ne survivent pas ?
La Wallonie, qui n'est pas la plus riche province de Belgique, est la plus concernée. Tant que l'importation des diamants n'est pas encore interdite depuis la Russie, la riche Anvers risque de se sentir un peu moins solidaire...
Si gouverner c'est prévoir, j'aimerais bien que les signaux très forts qui sont envoyés de partout commencent à être entendus par nos gouvernants, et qu’ils se penchent un peu sur le sort de leur peuple, en même temps et je ne dis pas au lieu de, qu’ils continuent à s'intéresser au sort du peuple ukrainien. On dirait qu’à force de regarder au loin, ils ne voient plus ce qui se passe chez eux. Ou quand ils s’y intéressent, c’est pour nous tenir des discours lunaires, en totale déconnexion avec le vécu des gens. Pour BFM Business, « Le gouvernement a fait ses calculs, les Français ne perdront pas de pouvoir d'achat cette année ».
Notez que BFM n’émet pas un seul doute ! Le journaliste « Thomas Sasportas avec Nina Le Clerre » émet même l’hypothèse d’une hausse du pouvoir d’achat, certes minime, en 2023. « Je m’empresse d’en rire de peur d’avoir à en pleurer » écrivait Beaumarchais.
Sinon, c’est la ministre Agnès Pannier-Runacher qui vient de trouver un nouveau dans la Novlangue pour parler des pauvres : personnes « en situation de sobriété subie ». Je n’invente rien. Agnès Pannier-Runacher dans sa conférence de presse annonçant le plan de sobriété a déclaré : "On ne demandera jamais à des Français en situation de sobriété subie de faire des économies"
Et puisque l’humour n’est pas interdit, imaginons quels conseillers de communication ont pu dire à Macron de porter un col roulé à Paris, le 1er octobre, alors qu’il faisait entre 15 et 20 degrés ce jour-là dans la capitale !
Le deuxième aspect qui m'intéresse dans la position de mon fils, c'est la confiance exprimée par l'expression « Ils trouveront bien une solution aux problèmes créés par le manque d’énergie, ils ne vont pas nous laisser comme ça ». Cette position témoigne, et c'est heureux pour quelqu’un de son âge, d'une confiance encore maintenue envers ceux qui nous gouvernent, en même temps qu’elle est le reflet d'une vision du monde très positiviste, héritière du siècle des Lumières, de la confiance quasi absolue en l'esprit humain et en sa capacité à résoudre toutes les questions qui se sont posées à lui depuis les débuts de l'humanité, via des découvertes scientifiques, des aménagements technologiques, des changements de mode de vie, des adaptations. C'est une position qui relève d'une certaine forme de scientisme, d’une fois inébranlable en l'esprit humain et en ses capacités.
Mais dans la crise que nous vivons actuellement, la question n'est pas technique ou scientifique : elle est bel et bien une question humaine, politique. C'est exactement la même situation que nous vivons avec la crise climatique, un domaine dans lequel tous les signaux sont au rouge depuis plusieurs années, où de nouveau indicateurs s'ajoutent chaque année aux signaux d'alarme précédents sans que nous ne fassions rien, sans que nous ne réagissions. Le mur est devant nous, pour certains il est même déjà franchi ; les scientifiques nous l'ont décrit, ils ont détaillé les mesures qu'il faudrait prendre pour s'arrêter avant de l'atteindre, et pour ralentir considérablement avant, mais nous continuons et même, par certains côtés, nous accélérons.
Pour moi la situation que nous vivons actuellement avec les sanctions contre la Russie relève du même fonctionnement politique, humain. Si rien n'a été fait de différent depuis six mois que les sanctions ont commencé, et alors que les effets se font déjà sentir chez nous, pourquoi changerions-nous maintenant de politique ? Les dernières déclarations de Ursula Von der Leyen sont plus catégoriques que jamais : « Il ne faut rien céder, au contraire il faut renforcer les sanctions ». J'ai envie d'ajouter, dans le langage macronien, « coûte que coûte ». A qui cela va-t-il coûter ? Je ne sais pas mais c'est nous qui allons payer.
C’est rien de moins que l'avenir de l'Europe qui est en jeu, et pour étayer cette affirmation, je vais vous proposer un signal faible. L'Allemagne a pris la décision de ne pas laisser couler son industrie métallurgique et chimique et de la subventionner à hauteur de 200 milliards d'euros. Lisez cet article des Echos.
L’Allemagne a pris la décision de ne pas laisser mourir son industrie alors même qu'elle est solidaire des sanctions contre la Russie. Elle le fait parce qu'elle peut se le permettre, parce que des années de politique de l'euro en faveur de l'économie allemande lui ont permis d'engranger des réserves qu'elle va maintenant utiliser. Mais on voit déjà que la Belgique ne pourra pas faire cela. On sait que la France ne le fera pas non plus car elle n'en a plus les moyens et il en sera de même pour l'Italie l'Espagne, la Grande-Bretagne, etc. . Ces pays vont voir leurs industries fermer ou se délocaliser. Cette fois, il ne sera plus question d'aller chercher des pays où la main d'œuvre est moins chère, il sera question d'aller chercher des pays dans lesquels les ressources énergétiques nécessaires au fonctionnement industriel seront garanties : les États-Unis, le Canada, les pays producteurs de gaz et de pétrole. Dans quelques années, quand tout cela sera passé, la Russie peut-être... ? En procédant ainsi, l'Allemagne casse définitivement la fragile construction européenne car elle brise le dogme du libre-échange sur lequel s'est construit l'Europe. L'Europe politique n'existait pas vraiment, faute d’un Parlement ayant des pouvoirs, l'Europe sociale encore moins. La seule chose qui existait, c'était l'Europe des marchés libres et non faussés. Rappelons que, sur ce principe, les Etats ne devaient pas subventionner leur industrie. L'Allemagne s'apprête pourtant à le faire et on verra si l'Union européenne prend la décision des sanctions, comme elle l'a fait chaque fois qu'il y avait des suspicions de marché libre et non faussé. N'est-ce pas au nom de ce principe qu’EDF a été obligée d'organiser elle-même sa propre concurrence ? Que la SNCF a été obligée d'ouvrir ses lignes les plus rentables à la circulation de trains étrangers ? Que l'État s'est vu interdire d'aider par quelque moyen que ce soit Airbus, Alsthom, les industries textiles, l’agriculture ?
Dans quelques années, cette Europe politique étant définitivement morte et enterrée du fait du cavalier seul que l'Allemagne s'apprête à faire, le paysage sera celui d'une Europe massivement appauvrie, livrée à ses nationalismes, avec un leader allemand renforcé par le maintien de ses capacités de production. Dans les autres pays, l’extrême-droite sera sans doute à peu près partout au pouvoir (elle y est déjà en Italie et… même en Suède, pourtant pays social-démocrate s’il en est). Il restera en termes d’économie ce quireste dans les pays que l'on appelle « en voie de développement », à savoir des pauvres qui s'échangent entre eux des services à bas prix et dans lesquels les flux monétaires ont considérablement diminué quand ils n'ont pas cédé la place à du troc, à de l'échange de services. L'économie tertiaire, c'est bien mais quand c'est la seule qui fonctionne, ça devient du tiers-monde...
La Suisse aura sans doute les moyens de s'en sortir mieux que les autres parce qu'elle n'est pas aussi fortement liée que nous aux sanctions, qu'elle n'est pas dans l'euro et qu'elle profite d'un franc fort pour limiter l'inflation. Enfin, elle peut subventionner comme elle veut son économie et elle dispose pour cela de pas mal de liquidité. Bien entendu, si l'ensemble des pays européens s'appauvrit, la Suisse s’appauvrira également puisque l'essentiel de ces échanges économiques se fait avec la zone euro. Mais elle part de beaucoup plus haut, elle a d'autres fondamentaux, elle souffrira beaucoup moins.
Nous allons demain dépendre intégralement du gaz et du pétrole américain et saoudien, puisque nous venons de nous priver de la possibilité d'avoir plusieurs types de fournisseurs et nous nous sommes livrés pieds et poings liés à la puissance américaine. C'était le plan des États-Unis, qui a été décliné publiquement depuis le début des années 2000 par de très hauts responsables comme la secrétaire d'État Condoleeza Rice (voir ici-même sans déclaration dans l’article http://informations-covid.e-monsite.com/blog/strategie-du-choc-et-propagande-2.html) et nous sommes en train de parachever le plan américain. Mais est-ce notre plan à nous, Européen ?
Au sortir de la Première Guerre mondiale, Paul Valéry écrivait, en repensant au naufrage d'un géant des mers qui s'appelait le Lusitania : « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles ». J'ai du mal à concevoir que nos gouvernants européens ne se rendent pas compte dès à présent que les économies européennes, et les civilisations qui vont avec, sont à l’agonie et que les condamner à vivre soudain, sans préparation aucune, dans une économie où l'énergie est rare et chère, c'est les condamner à mort à plus ou moins long terme. Et les condamner à la condition de vassalité dans un empire américain renforcé, définitivement débarrassé du concurrent européen. Pour la petite histoire, on assiste peut-être en ce moment à un bal des faux culs, avec l'Arabie Saoudite qui baisse de deux millions de barils/jour sa production de pétrole, en ce moment où nous en avons tant besoin. Les prix vont repartir à la hausse après une relative accalmie. Les États-Unis font semblant de s’en offusquer, comme si cela au final ne les arrangeait pas également, eux qui peuvent vendre leur pétrole de schiste chaque fois qu'il devient rentable avec la hausse des cours du pétrole.
Voilà qui préfigure le genre de petit chantage auquel l'Europe, qui s'est volontairement coupée d’un des deux gros acteurs mondiaux énergétique, sera désormais soumise.
Pourquoi les dirigeants européens feraient-ils cela ? Pourquoi agiraient-ils contre leur propre peuple ? C'est tellement dur à concevoir que mon fils ne veut pas y croire. Je le comprends. Les dernières années que nous vivons de vivre ont achevé mes dernières illusions et je pense que nous vivons bel et bien un nouvel épisode de la lutte des classes, dans lequel le capital trouve dans la crise guerrière actuelle de nouvelles opportunités d'investissement. Il va pouvoir jouer à son petit jeu de Monopoly habituel, déplacer les capitaux d'une zone à l'autre, laisser sur place les travailleurs à leur désarroi et à leurs conditions économiques dégradées, et nos gouvernants, qui ont protégé les paradis fiscaux, trouveront sans doute largement de quoi voir leurs efforts récompensés sur des comptes opaques. Ce n'est pas parce que Michel Pinçon est mort cette semaine, véritable perte parce qu'il y a finalement assez peu d'intellectuels qui osent encore faire des analyses en termes de lutte des classes, qu’il faut croire que, pour le capital, il n'y a plus de combat à mener pour maximiser toujours plus les profits. Il faut lire Thomas Piketty tant qu'il écrit encore , et relire Michel Pinçon et Monique Pinçon Charlot pour comprendre ce qu'est au quotidien, dans la société française, la conscience des classes dominantes et les combats qu'elles continuent à mener. La crise économique ukrainienne me semble en être une illustration grandeur nature.