Les peuples européens, et eux seuls encore une fois, affrontent cinq crises simultanées. Les peuples européens, du moins plusieurs d’entre eux ont des passés révolutionnaires, et leurs dirigeants ont parfois fini à des crocs de boucher, au bout de cordes ou sur l’échafaud et il ne faudrait pas que les peuples s’agitent trop en s’apercevant que les responsables de ces crises sont ceux-là mêmes qui disent vouloir leur bonheur.
La stratégie du choc a déjà, en elle-même, par la simultanéité des coups portés de toutes part, un solide effet anesthésiant. « Se battre oui, mais contre quoi au juste ? Parer quel coup en premier ? » On est vite découragé.
Mais pour être bien sûr de l’effet anesthésiant, rien ne vaut une solide campagne de propagande menée dans les médias, avec des refrains entonnés en chœur, avec juste ce qu’il faut parfois sur les plateaux de voix dissonnantes (1 sur 10, à la louche) pour maintenir une impression de pluralisme de la presse, de liberté d’opinion. On invite une personne qui tient un autre discours, on lui donne la parole : rarement toute seule et avec du temps, mais le plus souvent sur un plateau où sa voix peine à se faire entendre dans le chœur des dominants. Le tour est joué. Les gens se disent que les médias ne présentent pas qu’une facette de la réalité. Apparences sauvegardées. Ensuite, les 9/10èmes du temps, c’est la doxa qui est répétée, par 10 personnes différentes et forcément, c’est vers eux que l’opinion va pencher. D’autant que ces personnes, on leur fait confiance parce qu’on les voit tous les jours : ils ont leur rond de serviette dans les rédactions, ils savent tout sur tous les sujets et passent d’une émission à l’autre pour donner leur avis. Et ils sont même payés pour cela. Que peut-on attendre de ces personnes, réellement ?
La crise ukrainienne a donné cette semaine un magnifique exemple de la façon dont en France a été traité l’attentat contre les gazoducs Nord Stream. Le lendemain des événements, j’allume la télévision vers 19 heures pour voir quel discours se tient sur ce sujet. Je sais déjà que je ne vais pas trouver d’information car aucune des personnes présentes sur les plateaux (d’abord chez Yves Calvi, BFMTV, puis sur France 24, chaine publique internationale française) ne dispose d’information de première main. Personne n’est allé voir sur le terrain à cette heure encore où les Russes ont dit ouvrir une enquête et où les Danois ont demandé qu’il en soit ouverte une. Ainsi, je sais déjà que les prises de parole ne seront pas des informations au sens propre, mais des commentaires seulement fondés sur des analyses personnelles. Ce n’en est que plus intéressant pour voir « l’opinion française ». Dans les deux émissions que j’ai pu suivre, le même scénario se reproduit. Les « experts » présents sur le plateau commencent par dire qu’on ne sait pas qui a fait exploser le gazoduc : c’est l’entrée en matière de l’émission. Il faut bien assurer un minimum d’objectivité, c’est ce que l’on appelle en latin et en rhétorique une captatio benevolentiae, « se mettre dans la poche le récepteur », « capter sa bienveillance ». Mais une fois cette étape passée, on a l’impression que l’émission commence vraiment et on se pose la question de qui a pu faire cet attentat. Les Russes apparaissent alors comme les principaux candidats, alors même que les invités reconnaissent qu’ils n’ont pas beaucoup d’intérêt objectif à le faire (après tout, et là c’est moi qui donne des arguments, parce qu’eux sont moins diserts, Nord Stream 2 est leur gazoduc, c’est le moyen de vendre leur gaz, et on ne voit pas pourquoi il se tireraient à ce point une balle dans le pied). En réponse à une question arrivée par Internet et venant de spectateurs demandant si cela pourrait être les USA, un des invités botte en touche en parlant très vite d’une ancienne déclaration d’une sous-sous-secrétaire d’Etat et en disant que ce n’est pas sérieux, puis on revient à la Russie et j’apprends alors leurs arguments pour la désigner comme principal suspect : il s’agirait d’attaquer ses propres gazoduc et de les faire exploser pour montrer aux occidentaux leur capacité de nuisance par exemple contre les câbles sous-marins… donc une stratégie d’intimidation, une stratégie de la terreur. En gros, pour te faire peur, je me coupe un bras et je me prive de la possibilité de reprendre le commerce si les choses s’arrangent. (Les experts se sont-ils souvenu de Caius Mucius Scaevola, jeune Romain arrêté par les Etrusque, et qui sacrifie sa main dans le feu sans broncher pour effrayer le roi Porsenna qu’il était venu tuer ? Il déclare ensuite que 200 Romains comme lui sont prêts à se sacrifier et Porsenna capitule) Deuxième avantage pour eux, ça ferait monter le prix du gaz. Troisième et dernière raison, Poutine serait complètement acculé et il essaierait ainsi de faire une manœuvre de diversion. Mouais… Comment dire ? Y a pas mieux comme arguments ? Les mêmes arguments sont servis par la journaliste de France 24 dans son journal de 20h, et par l’expert qu’elle interroge.
Le narratif Nord Stream anti-russe est donc en place quelques heures après les événements et sans aucune information objective sur les faits qui se sont déroulés. Il y avait pourtant de quoi faire sur ce sujet de l’information. On pouvait ainsi rappeler et rediffuser les prises de position de cette sous-secrétaire d’Etat, Victoria Nuland, qu’il vaut la peine d’entendre :
Elle le martèle, tranquillement , face caméra, en pesant ses menaces : "Si la Russie envahit l'Ukraine, d'une manière ou d'une autre, Nord Stream 2 n'îra pas plus loin".
Avant elle, plus ancien, ce discours de Condolleza Rice en 2014 campait le décor géostratégique :
L'Allemagne est pour elle trop "dépendante" du gaz russe. Elle appelle à des mesures visant le gaz et le pétrole russe...Elle comprend que cela risque de poser des problèmes à l'économie allemande, mais dit que c'est leur moyen de pression. Désolé ! elle dit dit que l'Allemagne doit dépendre plus des plate-formes américaines et mois des russes. Elle appelle à agir et le plus vite possible.
Mais aussi, il faut entendre au sens propre la déclaration de Biden, le 7 février 2022 devant le chancelier allemand Olaf Scholz :
"Nous trouverons les moyens (d'arrêter Nord Stream)", dit-il.
On peut quand même se demander, en entendant ce court extrait de Biden (et la décaration de Rice en 2014), ce que représente l’Allemagne aux yeux des USA. Un allié, un pays souverain, qui décide de ses alliances, de ses relations commerciales ? Ou un vassal dont on peut décider de la politique, dont on peut décréter que, demain, il ne recevra plus l’énergie nécessaire au fonctionnement de son pays ? Comment un pays souverain ne crie-t-il pas à l’ingérence ? Comment les partenaires de l’UE ne hurlent-ils pas contre les menaces faites à la première puissance économique de l’Europe ?
Personne ne dit rien. Biden et les USA font en Europe, chez nous et devant des micros, leur propre politique. Et ils décident pour nous de ce qui est bon pour nous. Motus.
Ont-ils attaqué Nord Stream ? Je n’ai pas d’éléments pour le dire, mais le fait est qu’ils ont prévenu qu’ils arrêteraient Nord Stream. Pourquoi mettrait-on en doute leurs déclarations ? Ils ont des intérêts très importants à cela (nous vendre leur propre gaz naturel liquide, GNL, dont les prix ont grimpé), couper définitivement les ponts entre Europe et Russie : il est amusant que les USA s’inquiètent d’une trop grande dépendance envers la Russie alors même que cet acte contre le gazoduc nous rend complètement dépendant des Américains. Et ils ont les moyens pour le faire.
La question qui m’interroge est : pourquoi alors qu’ils ont dit qu’ils le feraient, et au plus haut niveau qui soit, publiquement, les médias n’explorent-ils pas cette piste ? Pourquoi ne font-ils même pas semblant ?
C’est que cela ne va pas dans le sens d’une certaine Histoire qui nous a appris que les Américains sont le camp du Bien, de la Liberté et de la Démocratie. Cette croyance relève d’une grande naïveté doublée d’une ignorance de l’Histoire ancienne et récente : je ne remonte pas au Chili, Nicaragua, Salvador où ils ont installé des régimes dictatoriaux au prix de massacres et de tortures. J’en reste aux questions énergétiques : ils n’ont pas hésité à détruire l’Irak pour mettre la main sur son pétrole en prétextant la présence d’armes de destruction massive. Madeleine Albright assume alors la mort de 500 000 enfants irakiens, sans broncher.
Ensuite, la question du transport du gaz n’est pas étrangère au fait que la Syrie de Bachar, invité du 14 juillet par Sarkozy en 2008 dans la tribune officielle, soit soudain devenue un ennemi à combattre, une dictature soudain plus du tout recommandable (à la différence du Qatar, de l’Arabie saoudite bien sûr). Lisez ceci :
Il faut encore se souvenir que l’OTAN (donc les USA) a bombardé la Libye de Khadafi, en violation des règles du droit international.
Il faut enfin avoir constamment présent à l’esprit le soutien sans faille des USA pour l’Arabie saoudite qui livre une guerre actuellement au Yémen, et aux Emirats arabes, modèles de démocratie et de droits de l’homme (volontairement écrit sans H, parce que les femmes ne sont pas des hommes comme les autres ).
J’arrête là les rapports entre USA et secteur pétrolier-gazier : les USA ne sont pas les chantres de la démocratie, ils ne font que la politique de leur lobby militaro-pétroléo-industriel.
Pour comprendre ce qui arrive à l’Europe en ce moment, il faudrait absolument changer de logiciel, selon une expression à la mode. Il faut en fait changer de système de croyance. Il n’y a pas d’un côté les bons Américains, de l’autre les mauvais Russes. Il y a deux impérialismes qui s’affrontent et ils ont choisi de livrer bataille sur notre terrain. Nous sommes leur jeu d’échec et nous sommes leurs pions. S’ils renversent la table, c’est nous qui tombons, pas eux. Il faut que l’Europe trouve enfin une voie indépendante mais nos dirigeants sont aux mains des USA, ils jouent contre leurs peuples. Et la plus grande dépendance n’est pas celle qu’on croit : elle n’était que commerciale vis-à-vis de la Russie, dans un partenariat économique comme il en est tant d’autre dans ce monde régi par l’OMC, mais elle est politique et commerciale vis-à-vis des États-Unis. Et une fois ruinée, l’Europe sera entièrement aux mains des États-Unis.
Les médias, j’y reviens, jouent leur rôle. Il s’agit pour eux dans cette histoire de maintenir le système de croyances vis-à-vis des États-Unis qui nous empêche de voir le rôle objectif qu’ils tiennent aujourd’hui.
Ils ont une grande responsabilité dans ce que nous vivons, dans la manière dont nous subissons la stratégie du choc (voir article 1). Ils nous empêchent, par leur discours préconstruit, de construire une réflexion critique, de comprendre ce qui nous arrive.
Laurent Mucchieli analyse les évolutions du métier de journaliste : il dit qu’ils ont arrêté d’investiguer, de chercher de l’information et qu’ils se contentent de répéter les éléments de langage qu’on leur fournit (politiques, agences de presse). Économiquement, ce n’est un secret pour personne que le secteur est aux mains du grand capital, concentré entre quelques propriétaires. Document élaboré par Politis.
Pour assurer encore le contrôle, l’État français et il n’est pas le seul dans le monde, subventionne la presse qui sait pertinemment qu’elle ne doit pas mordre la main qui la nourrit.
Les journalistes font leur travail dans une situation de précarité de plus en plus grande, soumis à des modes de travail qui ne leur permettent pas réellement d’investiguer, condamnés à faire semblant de pratiquer encore le même métier. Pour Laurent Mucchieli journalisme a fait place de la communication, de la propagande.
Pourquoi s’en offusquer particulièrement aujourd’hui ? On me dira que la chose n’est pas nouvelle, qu’il y a bien longtemps que les journalistes ne font plus réellement leur travail, et que ce que l’on « voit dans le poste n’est pas forcément vrai ». Certes. Mais d’une part, l’urgence d’ouvrir les yeux n’a jamais été aussi forte, en raison des multiples crises que nous vivons, et d’autre part l’existence d’une presse indépendante qui fait son métier est une des conditions de l’exercice de la démocratie. Les citoyens ne sont plus dupes. Jamais ils n'ont eu aussi peu confiance dans les médias, ce qui est très grave. Si les journalistes ne font plus leur métier, comment se plaindre que les gens cherchent à s'informer par eux-mêmes, et pas toujours sur ls sources les plus fiables non plus ?
Enfin parce que, et c’est là une nouveauté, les « démocrates » ne se contentent plus de ce contrôle par l’argent. Ils entendent y ajouter une couche supplémentaire, en contrôlant, sous la forme de censure, les contenus d’information. Macron en 2019 voulait une loi contre les fake news… en septembre dernier, il installait une commission contre le complotisme et les fake news
Partout dans le monde dit démocratique, les mêmes contrôles cherchent à s’installer. Mme Arden, première ministre néo-zélandaise a prononcé ces derniers jours devant l'Assemblée générale des Nations unies un discours pour appeler …. à la censure à l'échelle mondiale. Elle l’a fait au nom de la guerre contre le complotisme :
« Mais que se passe-t-il si ce mensonge, répété à plusieurs reprises et sur de nombreuses plateformes, incite, inspire ou motive d'autres personnes à prendre les armes. A menacer la sécurité des autres. A fermer les yeux sur des atrocités, ou pire, à s'en rendre complice. Que faire alors ?
Il ne s'agit plus d'une hypothèse. Les armes de guerre ont changé, elles sont sur nous et exigent le même niveau d'action et d'activité que celui que nous avons mis dans les armes d'autrefois.
Nous avons reconnu les menaces que les anciennes armes créaient. Nous nous sommes réunis en tant que communautés pour minimiser ces menaces. Nous avons créé des règles, des normes et des attentes internationales. Nous n'avons jamais vu cela comme une menace pour nos libertés individuelles - au contraire, il s'agissait de les préserver. Il doit en être de même aujourd'hui, alors que nous relevons ces nouveaux défis.
Le problème est philosophique : pouvons-nous faire confiance en nos dirigeants pour savoir où se trouve la Vérité ? Qui dire le Vrai et le Faux ? Ces catégories n’existent tout simplement pas. Le Pouvoir détiendrait-il le Savoir ? Le discours sur les armes de destruction massive en Irak était-il la Vérité ? Non, on le sait bien maintenant. Mais tout discours qui aurait prétendu le contraire aurait été banni dans le monde de Mme Arden, et Dominique de Villepin aurait été privé de parole à la tribune des Nations Unies.
Une démocratie qui décrète ce qui est vrai et ce qui est faux mérite-t-elle encore de s’appeler démocratie ? Ce genre de discours nous fait basculer tout doucement dans le totalitarisme. Il ne s’agit plus seulement de constater que les journalistes font mal leur métier, mais de s’apercevoir que l’Information est une arme dans la stratégie du choc.
Il s'agit de ne pas la laisser entre leurs mains. C'est un peu ce à quoi je travaille, ici, pour les amis, modestement !