Le concept de civilisation judéo-chrétienne serait le socle de l’Occident, et les massacres à Gaza seraient une guerre de la civilisation judéo-chrétienne contre la barbarie. Cette rhétorique mérite d'être examinée de très près, car elle repose sur une construction idéologique récente qui déforme profondément la réalité historique. L'historienne franco-tunisienne Sophie Bessis, dans son ouvrage récent La civilisation judéo-chrétienne : anatomie d'une imposture (2025), offre des outils précieux pour cette déconstruction. Un point de vue intéressant pour celle qui se présentait ainsi sur France 24 en 2024 :
On m’attend sur la question palestinienne car je suis une Tunisienne juive
https://www.france24.com/fr/%C3%A9missions/l-entretien/20240315-sophie-bessis-souffrance-palestiniens-car-je-suis-une-tunisienne-juive
On peut l’écouter ici :
https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/france-culture-va-plus-loin-l-invite-e-des-matins-d-ete/europe-israel-palestine-une-perspective-historique-3593585
là
https://www.auposte.fr/civilisation-judeo-chretienne-limposture/
et là !
https://video.blast-info.fr/w/hTZRNmjnTg2JPCHjxLq6YH
Mon texte peut servir d’introduction aux idées de cette auteure, qui a été le point de départ de mes explorations. Il sert aussi de transition vers la suite de la réflexion, une fois démontée cette idée de choc des civilisations, vers l’exposé de l’autre grille de lecture, l’autre vision du monde : et si tout ceci était tout simplement une guerre coloniale ? Cet aspect constituera le troisième volet de cette série.
1. Une invention du XXe siècle au service d'agendas politiques
Sophie Bessis part d'un constat : l'alliance des mots « judéo-chrétien » n'éveille aucune curiosité, ne suscite aucune question, tant la juxtaposition de ces deux adjectifs paraît relever de l'évidence. Tant elle a circulé dans de nombreux discours depuis… depuis pas si longtemps que cela, en réalité ! Les hommes politiques en truffent leurs déclarations, s’en réclamant pour justifier leurs actions. Un candidat à l’élection présidentielle américaine de 2000 assurait ainsi qu’« être la seule superpuissance donnait aux États-Unis des responsabilités, en particulier celle d’intervenir à l’extérieur pour protéger les valeurs judéo-chrétiennes (Mc Cain, Le Monde, 17 février 2000)". En France, on consacra en 1998 un colloque à « l’intégration politique des Français musulmans et leur place dans l’espace judéo-chrétien". Dans une interview au quotidien Le Figaro le 29 mai 2024, l’ex-président Nicolas Sarkozy brandissait lui aussi les « racines judéo-chrétiennes » de l’Europe.
De fait, cette fausse évidence masque une construction idéologique récente et intéressée. La réalité crue et beaucoup trop présente c’est que le christianisme s’est construit en opposition au judaïsme, en désignant les juifs comme « peuple déicide ». Pendant des siècles, l’Europe chrétienne les a persécutés, marginalisés et discriminés. Alors, comment peut-on aujourd’hui les intégrer dans un « bloc judéo-chrétien » ?
Le concept de civilisation judéo-chrétienne n'a rien d'ancestral. Ses premières formulations apparaissent au XIXe siècle dans les milieux conservateurs européens, notamment chez Ferdinand Brunetière (spécialiste d’Histoire littéraire), mais c'est véritablement après 1945 qu'il prend son essor. Dwight Eisenhower l'utilise stratégiquement pour souder protestants, catholiques et juifs américains contre le "péril rouge" communiste. Il fallait distinguer l’ « Occident libre » de l’athéisme soviétique. Eisenhower insistait sur l’idée que la démocratie américaine reposait sur une base religieuse commune.
“Our government makes no sense unless it is founded on a deeply felt religious faith — and I don’t care what it is.” (« Notre gouvernement n’a aucun sens s’il ne repose pas sur une foi religieuse profondément ressentie — et peu importe laquelle. »)
Cette ouverture permettait d’inclure les juifs américains dans le récit national, après une longue période d’exclusion culturelle ou religieuse implicite. L’adoption de “In God We Trust” comme devise officielle des États-Unis ne date que de 1956 !
Cette genèse révèle déjà sa nature : un outil de mobilisation politique plutôt qu'une réalité historique. Pour Sophie Bessis,
Il faut distinguer deux périodes. Il y a des occurrences savantes de l'expression, dans la mesure où la révélation monothéiste a trois modalités qui se suivent chronologiquement : le judaïsme, le christianisme et l'islam. D'une part, il y a le passage du langage savant au langage quotidien. Cette expression a quitté le territoire des études théologiques, historiques, etc., pour devenir l'expression de « monsieur ou madame tout le monde ». D'autre part, la civilisation occidentale tient à se définir aujourd'hui par deux vocables à consonance religieuse. On n'est plus dans le gréco-latin, par exemple. Pourquoi est-on passé du gréco-latin au judéo-chrétien ? Alors évidemment, les racines grecques et latines de l'Europe sont évidentes et on les a même survalorisées pendant très longtemps dans la mesure où cela permettait d'ailleurs à ce qu'on peut appeler une idéologie historique.
Eh oui, très longtemps, l’Occident s’est pensé comme l’héritier philosophique de la Grèce et comme redevable à Rome de son juridisme et de son sens de l’administration. Curieusement, cette identité à disparu. L'ironie est saisissante : au moment même où l'Europe découvre l'ampleur de la Shoah - aboutissement tragique de quinze siècles d'antijudaïsme chrétien, même si l'Allemagne nazie était plutôt païenne dans son essence - on invente rétrospectivement une fraternité judéo-chrétienne qui n'a jamais existé. Sophie Bessis défend la thèse que cette idée a été construite pour masquer des siècles d'antisémitisme chrétien et pour exclure l'islam du triptyque monothéiste.
Cette fabrication idéologique permet commodément d'effacer la responsabilité européenne dans la persécution des juifs en transformant bourreaux et victimes en héritiers d'une même "civilisation".
2. Quinze siècles d'hostilité effacés d'un coup de baguette magique
S'appuyant sur une analyse historique, Bessis démontre que la civilisation judéo-chrétienne n'a jamais existé. La réalité historique contredit frontalement ce narratif. Dès les premiers Pères de l'Église - Tertullien, Augustin, Jean Chrysostome - se développe une théologie de la substitution : l'Église est le « nouvel Israël », le peuple juif déicide est désormais rejeté par Dieu. Tertullien (IIe s.) explique que les Juifs ont perdu leur statut d’« élus » en ne reconnaissant pas le Christ. Jean Chrysostome (IVe s.) écrit des homélies très virulentes contre les Juifs, accusés de « tuer les prophètes » et de refuser le salut. Saint Augustin (IVe-Ve s.) nuance : il considère que les Juifs ont encore un rôle providentiel — témoigner, malgré eux, de la vérité des Écritures — mais il les place dans une position subalterne et marginalisée.
Cette doctrine a justifié des siècles de persécutions systémiques.
Les expulsions massives jalonnent l'histoire européenne : Angleterre (1290), France (1394), Espagne (1492), Portugal (1497). Les pogroms se succèdent de la Russie à l'Allemagne. Les juifs sont contraints de vivre dans des ghettos, exclus de la plupart des métiers, soumis à des taxes discriminatoires et périodiquement accusés de crimes rituels : récemment, j’ai revu Le marchand de Venise, de Shakespeare, parfait condensé de l’antisémitisme ordinaire ! L'affaire Dreyfus à la fin du XIXe siècle montre que, même dans la France républicaine et issue des Lumières, l'antisémitisme structure encore largement les mentalités.
Parler de civilisation judéo-chrétienne au Moyen Âge relève donc de l'anachronisme le plus total. C'est un peu comme si l’on évoquait une "fraternité germano-juive" en 1943. Cela ne veut pas dire que des personnes juives n’ont pas contribué à l’élaboration de nos pays, de notre industrie, de notre médecine, de nos sciences mais elles ne l’ont pas fait d’un point de vue religieux. Les fêtes et rituels juifs restent très majoritairement inconnus des peuples européens qui parviennent parfois à connaître quelques noms notamment parce qu’on les évoque dans les films (bar mitzvah) mais ces réalités n'ont jamais structuré ni nos mentalités, ni nos sociétés. La religion chrétienne oui, et en profondeur. Bessis révèle comment cette construction rétroactive transforme une histoire de violences en récit de convergence harmonieuse.
3. Un concept aux géométries variables selon les besoins politiques
L'autrice examine quand et où s'est imposée cette notion dans le débat public et quels sont les enjeux idéologiques, politiques et géopolitiques de sa domination.
L'analyse des contextes d'usage révèle le caractère instrumental de cette notion. Au XIXe siècle, elle sert aux milieux conservateurs catholiques face à la montée de la laïcité. Dans les années 1950, elle devient un ciment anticommuniste. Depuis les années 1980, elle ressurgit régulièrement dans les discours identitaires face à l'immigration musulmane ou pour justifier les interventions occidentales au Moyen-Orient.
Bessis met particulièrement en lumière l'usage géopolitique contemporain de ce concept. Le recours au concept de civilisation judéo-chrétienne apparaît comme un mensonge commode pas seulement pour les Européens, le monde arabe et l'arc des États arabo-turco-iranien l'ont repris à leur compte en dénonçant le complot judéo-chrétien que représente l'installation de l'État d'Israël.
Cette récupération révèle la dimension auto-réalisatrice de la prophétie : en inventant une alliance civilisationnelle fictive, l'Occident suscite en retour des réactions qui semblent la confirmer.
Cette plasticité idéologique trahit sa fonction première : créer du lien social par opposition à un "autre" désigné comme menaçant. La "civilisation judéo-chrétienne" n'existe que par contraste avec ce qu'elle prétend combattre.
Réduire l'héritage occidental à un supposé socle judéo-chrétien constitue une mystification historique majeure que Bessis s'emploie à démonter. La pensée grecque (rationalité philosophique), le droit romain (organisation juridique), les apports arabo-musulmans (algèbre, médecine, aristotélisme - ce sont les arabes qui ont été les passeurs de la pensée d'Aristote), la Renaissance (redécouverte de l'Antiquité), les Lumières (esprit critique et laïcité) ont façonné tout autant notre civilisation.
L'Espagne d'Al-Andalus illustre parfaitement cette complexité : pendant des siècles, musulmans, juifs et chrétiens y coexistent et s'enrichissent mutuellement, produisant des œuvres majeures comme celles de Maïmonide ou d'Averroès. Cette "convivencia" - certes imparfaite - montre que d'autres modèles civilisationnels ont existé, plus ouverts que la matrice exclusivement chrétienne de l'Europe médiévale.
Sophie Bessis revient aussi sur l'exclusion de l'islam, troisième pied du monothéisme :
"C'est très important de le dire aujourd'hui, le judéo-chrétien exclut l'islam en le renvoyant à une altérité totale, absolue. Si on veut étudier le monothéisme dit abrahamique, il a trois versions. L'islam et le judaïsme sont plus proches qu'on ne le pense : au niveau de la langue, l'hébreu et l'arabe sont des langues cousines, très proches l'une de l'autre. Elles font partie de la famille des langues sémitiques".
4. Et la civilisation judéo-arabe ?
En effet, la thèse de la civilisation judéochrétienne ne tient qu’au prix d’une occultation, celle du judaïsme oriental, qui le rend proche du monde arabe. En instant sur un axe « judéo-chrétien », on occulte que les juifs ont longtemps été bien plus proches culturellement des musulmans que des chrétiens.
Pour Sophie Bessis,
La culture judéo-arabe a existé pendant des siècles. Aujourd’hui, elle a disparu.
De quoi parle-t-elle au juste ? Il est difficile pour un esprit contemporain, baigné de l’idéologie actuelle, de se faire une idée de cela et j’ai dû creuser cette affirmation. Il ne s’agit pas de chercher très loin en réalité, car c’est une réalité historique simple à documenter.
Contrairement à la "civilisation judéo-chrétienne" - construction idéologique moderne - la culture judéo-arabe constitue une réalité historique documentée qui s'est épanouie pendant plus d'un millénaire. Cette symbiose culturelle, délibérément effacée des récits dominants contemporains, offre un contre-narratif puissant à la rhétorique du "choc des civilisations".
4.1. L'âge d'or andalou : quand l'hébreu renaissait en arabe
L'Espagne musulmane (711-1492) illustre parfaitement cette synthèse créatrice. À l’abri des persécutions subies dans l'Europe chrétienne, les juifs y trouvent un terreau fertile pour leur épanouissement intellectuel et culturel. Parmi les premiers médecins de la faculté de Médecine de Montpellier, au 12e siècle, beaucoup venaient d’Espagne et étaient juifs. Une manière pour moi d’illustrer ce que je posais plus haut : il ne s’agit pas de nier l’apport des citoyens juifs à nos cultures, mais de dire qu’il n’y a jamais eu de synthèse, ni culturelle ni a fortiori religieuse !
Parmi les grands intellectuels, le penseur juif Moïse Maïmonide (1135-1204) incarne cette synthèse : né à Cordoue, formé dans la tradition talmudique mais nourri de philosophie aristotélicienne arabe, il rédige son Guide des égarés en arabe (mais avec des caractères hébraïques). Son œuvre maîtresse réconcilie la foi juive avec la rationalité grecque transmise par les penseurs musulmans comme Averroès, son quasi-contemporain cordouan.
J’ai découvert au passage Salomon ibn Gabirol (1021-1070) qui composait des poèmes liturgiques en hébreu tout en rédigeant sa Fontaine de vie en arabe, une œuvre néoplatonicienne, pas du tout religieuse. Son influence sur la scolastique chrétienne (où il est connu sous le nom d'Avicebron) montre la circulation des idées entre les trois monothéismes et aussi le lien avec l’Antiquité.
J’ai aussi découvert que la poésie hébraïque avait connu un développement spectaculaire en terre d'Islam. Juda Halevi (1075-1141) développe une prosodie hébraïque calquée sur les mètres arabes, créant des pièces qui font fait date comme ses Chants de Sion. https://www.matanel.org/books/juda-halevi-penseur-de-sion-3/. Au passage, j’ai appris qu’il avait étudié à Lucerne, en Suisse. Une Europe de circulation des idées et des personnes, pas encore des capitaux !
Samuel ibn Nagrela (993-1056), vizir du royaume de Grenade, composait des poèmes de guerre en hébreu biblique… tout en dirigeant les armées musulmanes.
- 4.2. Bagdad, capitale intellectuelle judéo-arabe
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C’est une autre terre encore qui réalise l’alliance des deux cultures. Le califat abbasside (750-1258) voit s'épanouir une brillante culture judéo-arabe à Bagdad (https://www.lesclesdumoyenorient.com/Bagdad-au-Moyen-Age.html). Les académies talmudiques (yeshivot) de Soura et Poumbedita rayonnent sur tout le monde juif, leurs responsa rédigés en araméen et en arabe diffusant le droit rabbinique jusqu'en Andalousie et au Yémen. On parle même de judaïsme babylonien
(https://fr.wikipedia.org/wiki/Acad%C3%A9mies_talmudiques_en_Babylonie )
Saadia Gaon (882-942), dirigeant de l'académie de Soura, traduit la Bible en arabe (!) et rédige ses traités philosophiques dans cette langue. Son Livre des croyances et des opinions dialogue avec la théologie musulmane (kalam) pour défendre la foi juive. Cette traduction arabe de la Bible par Gaon devient la version de référence pour les juifs du monde arabe pendant des siècles, preuve de l'appropriation complète de la langue arabe par les élites juives.
- 4.3. L'Égypte fatimide et ayyoubide : un cosmopolitisme méditerranéen
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Un troisième centre existe. Les documents de la Gueniza du Caire révèlent une société judéo-arabe complexe et dynamique. La Gueniza est un dépôt d'environ 200 000 à 400 000 manuscrits juifs datant de 870 à 1880 Ces milliers de fragments, conservés dans la synagogue Ben Ezra, documentent la vie quotidienne des juifs égyptiens du Xe au XIIIe siècle.
Maïmonide, parti d’Al Andalous et installé au Caire, devient médecin de l’empereur arabe Saladin tout en dirigeant la communauté juive d'Égypte. Sa correspondance, rédigée en arabe avec des caractères hébraïques, est un autre témoignage d'une intégration réussie dans la société musulmane sans abandon de l'identité juive. Les marchands juifs de la Méditerranée médiévale, révélés par les lettres de la Gueniza, conduisent leurs affaires de l'Andalousie au Yémen en passant par l'Égypte et la Tunisie. Ils écrivent en arabe, maîtrisent les codes culturels musulmans tout en maintenant leurs pratiques religieuses.
- 4.5. Le Yémen : laboratoire d'une synthèse millénaire
Le Yémen offre l'exemple le plus durable de symbiose judéo-arabe. Présents depuis l'Antiquité, les juifs yéménites développent une culture originale mêlant traditions juives et substrat arabe. Leur liturgie synagogale intègre des mélodies et des rythmes typiquement arabes. Le judéo-arabe yéménite devient une langue littéraire à part entière, véhiculant une riche tradition de commentaires bibliques et talmudiques.
J’ai découvert Nathaniel al-Fayyumi (XIIe siècle) qui a rédigé en arabe son Jardin des intelligences, synthèse audacieuse entre judaïsme et philosophie ismaélienne. Cette œuvre illustre la perméabilité des frontières religieuses dans le Yémen médiéval.
Allez-y voir si intérêt : https://www.mahj.org/fr/programme/juifs-du-yemen-2000-ans-dhistoire-41
4.6. L'Afrique du Nord : creuset de la culture judéo-berbéro-arabe
On se doute bien, en France à voir le nombre de juifs d’Afrique du Nord, que les deux « civilisations » ont longtemps cohabité. Benjamin Stora, historien français spécialiste de l'Algérie, en a beaucoup parlé. Le Maghreb a vu naître une culture judéo-arabe spécifique, enrichie d'éléments berbères. À Kairouan (Tunisie), centre intellectuel de la région appelée anciennement l'Ifriqiya, rabbins et savants musulmans échangent et débattent. Isaac Israeli (855-955), médecin et philosophe juif de Kairouan, a influencé aussi bien la pensée juive que musulmane. Ses traités médicaux, rédigés en arabe, ont été traduits en latin et enseignés dans les universités européennes : circulation des idées, encore une fois.
Les communautés juives du Touat (Sahara algérien) développent une tradition manuscrite remarquable, copiant et commentant en judéo-arabe les œuvres de la tradition rabbinique tout en s'imprégnant de la culture saharienne.
- 4.7. Une langue commune : le judéo-arabe
Le judéo-arabe – un arabe écrit en caractères hébraïques - devient la langue commune des juifs du monde musulman. J’ai eu l’occasion d’en montrer les utilisations à plusieurs reprises. Quelle plus belle preuve (pour le linguiste que je suis) d’une civilisation commune ? Cette langue hybride véhicule :
- Les responsa rabbiniques des grands maîtres ;
- Les commentaires bibliques et talmudiques ;
- La correspondance commerciale et familiale ;
- La littérature populaire et les contes.
- 4.8. L'héritage occulté
Cette culture judéo-arabe millénaire a été délibérément occultée par plusieurs forces convergentes :
- Le sionisme européen a privilégié les références européennes et minimisé l'héritage oriental ;
- Les nationalismes arabes du XXe siècle excluent les minorités de leur récit national
- La guerre israélo-arabe efface rétrospectivement cette histoire commune
- L'idéologie de la "civilisation judéo-chrétienne" ignore systématiquement cette dimension : la boucle du jour est bouclée !
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Pourtant, 800 000 juifs orientaux ont immigré en Israël après 1948, porteurs de cette culture séculaire. Leur marginalisation au profit de l'élite ashkénaze européenne constitue une tragédie culturelle majeure. Il est important de nier cette culture car son existence d'une remet en question plusieurs piliers idéologiques contemporains :
- Elle contextualise l'unicité de l'antisémitisme européen en montrant que d'autres modèles de coexistence ont existé ;
- Elle contredit la rhétorique du "choc des civilisations" en révélant des siècles de dialogue fécond ;
- Elle questionne le projet sioniste européen en montrant l'enracinement oriental du judaïsme ;
- Elle déstabilise les nationalismes exclusifs en révélant la porosité des identités
La culture judéo-arabe constitue ainsi un "impensé" de nos grilles de lecture contemporaines. Sa redécouverte invite à dépasser les logiques d'affrontement pour retrouver les fils d'une histoire commune, plus complexe et plus riche que les simplifications identitaires actuelles. Cette réalité historique millénaire offre des ressources précieuses pour imaginer d'autres futurs au Moyen-Orient, fondés sur la reconnaissance mutuelle plutôt que sur l'exclusion réciproque.
Le judaïsme du monde arabe, qui a existé pendant des millénaires, est effacé aussi bien par les nationalismes arabes que par le sionisme. En Israël, les juifs arabes ont été méprisés. Ils étaient ‘moins civilisés’ parce qu’ils parlaient arabe, pas yiddish. Et dans le monde arabe ? Le judaïsme est tout simplement effacé des récits nationaux.
Sophie Bessis conclut sur ce point l’une de ses interviews.
Il y a eu une auto-exclusion. Face à l’exclusion de l’islam par l’Occident, certains Arabes ont accepté cette grille de lecture du ‘choc des civilisations’, opposant ‘judéo-chrétiens’ et ‘arabo-musulmans’.
L'aggravation des conflits au Moyen-Orient depuis le 7 octobre 2023 et le massacre de Gaza donnent tout son intérêt à ce livre.
Appliquer cette grille de lecture au conflit israélo-palestinien produit des effets pervers. Elle transforme un conflit colonial et territorial en guerre de civilisations, évacuant les questions concrètes de droit international, d'occupation, de colonisation ou de droits humains. Les Palestiniens chrétiens, pourtant victimes de la même dépossession que leurs compatriotes musulmans, disparaissent de cette équation simpliste. Cette rhétorique permet également de disqualifier a priori toute critique de la politique israélienne comme un "choc des civilisations". Elle légitime l'alignement occidental en transformant un choix géopolitique discutable en défense de valeurs prétendument partagées depuis des millénaires.
Bessis révèle comment cette construction idéologique fonctionne comme un outil d'exclusion : en définissant l'Occident par son héritage judéo-chrétien, on en exclut mécaniquement l'islam, créant artificiellement une frontière civilisationnelle qui justifie l'hostilité et la méfiance.
Conclusion : vers une vision différente et plus honnête
Sophie Bessis démonte un mythe devenu un argument politique et idéologique, offrant une alternative à cette mythologie moderne. Plutôt que de céder aux sirènes de cette construction identitaire, assumons la complexité de notre histoire. Reconnaissons que l'Occident s'est construit autant par l'exclusion et la persécution que par l'inclusion, autant par l'emprunt que par l'originalité. Acceptons que nos "valeurs" - droits humains, démocratie, égalité - résultent davantage des combats contre les pouvoirs établis (souvent chrétiens) que de leur bienveillance naturelle.
L'analyse de Bessis ne se contente pas de déconstruire : elle propose une approche plus rigoureuse de l'histoire intellectuelle européenne, qui reconnaît ses dettes multiples sans tomber dans l'auto-flagellation ni dans l'auto-congratulation. Cette lucidité n'affaiblit pas l'Occident : elle l'honore en le débarrassant de ses oripeaux mythologiques. Elle permet surtout d'aborder les enjeux géopolitiques contemporains avec les outils de l'analyse rationnelle plutôt qu'avec les réflexes identitaires. Car c'est bien de cela qu'il s'agit : substituer à l'émotion civilisationnelle l'examen rigoureux des faits, des droits et des responsabilités de chacun.
La "civilisation judéo-chrétienne" n'est qu'un mirage auquel l’idéologie dominante nous a habitués : il est temps de regarder la réalité en face et de refonder notre approche des relations internationales sur des bases plus solides que ces constructions identitaires de circonstance.
Le choix des civilisations n’étant qu’une construction de circonstance, il est temps d’examiner l’autre grille de lecture de cette guerre : le conflit colonial.