Mais en parler comment quand tant de mots sont déjà là ? L'excès de discours enfouit le réel aussi. Le ras-le-bol guette d'autant plus que cette histoire a trop duré, qu'il est difficile parfois de s'y retrouver dans les versions qui s'affrontent et que devant les morts qui s'accumulent, la tentation est grande de détourner les yeux. Comme toujours, mon point de vue va être celui de l'analyse des discours, car au-delà de la guerre qui tue, il y a aussi la guerre des mots, des grilles de lecture, les idéologies, des Narratifs qui se font face. Celle-ci est plus facilement analysable car elle laisse des traces, des déclarations. Les politiques doivent donner du sens à leur action, et cette obligation est d'autant plus importante que la réalité qu'ils construisent est moche, affreuse, parfois inhumaine. Aussi, je ne parlerai pas de chiffres, de bilans, de nombre de morts dans ces articles, mais de visions.
Deux visions du conflit Israël-Palestine s'affrontent, que l'on va essayer d'exposer : ce sera notre entrée pour comprendre ce conflit, en quatre articles.
Choc de civilisation ou guerre coloniale ? La question peut paraître provocante, mais elle résume à elle seule l'impossible dialogue qui caractérise aujourd'hui le conflit israélo-palestinien. Face à un affrontement devenu extrêmement polarisé, où chaque camp campe sur ses positions, toute tentative de nuance se heurte à des murs idéologiques qui semblent infranchissables.
Le débat public s'enlise dans une comptabilité macabre qui révèle l'ampleur du clivage. D'un côté, on comptabilise les 1 200 victimes israéliennes du 7 octobre et les 240 otages enlevés par le Hamas. De l'autre, les plus de 40 000 morts palestiniens selon le ministère de la Santé de Gaza, chiffre que certains contestent tandis que d'autres le jugent sous-estimé. Chaque mort devient un argument, chaque statistique une arme rhétorique. Les pro-israéliens rappellent sans cesse les "bouchers du 7 octobre", les pro-palestiniens les "2 millions d'habitants de Gaza pris au piège". Impossible de hiérarchiser la souffrance sans tomber dans l'indécence.
La bataille des mots révèle la profondeur des antagonismes. Le terme "génocide" divise : pour les uns, il s'agit d'une qualification juridique précise que rien ne justifie ; pour les autres, l'intention génocidaire est évidente face à l'ampleur des destructions. Quand l'ONU déclare officiellement la famine dans une bande de Gaza "de plus en plus assiégée" en août 2025, Israël conteste aussitôt, parlant de "manipulation" en accusant le Hamas de détourner l'aide humanitaire. Même la réalité de la faim devient matière à polémique.
L'accusation d'antisémitisme plane sur toute critique d'Israël, tandis que l'antisionisme est présenté tantôt comme une position politique légitime, tantôt comme un antisémitisme déguisé. Manuel Valls déclare que "l'antisionisme, c'est l'antisémitisme réinventé", quand Jean-Luc Mélenchon affirme que "critiquer la politique d'un État n'a jamais été du racisme". Entre ces positions tranchées, l'espace du débat serein se rétrécit comme peau de chagrin.
Cette polarisation rend le dialogue quasi impossible. À droite comme à gauche, les positions se radicalisent. Les manifestations "pro-Palestine" sont accusées d'antisémitisme, les rassemblements "pro-Israël" de soutenir un "génocide". Les réseaux sociaux amplifient les clivages, créant des bulles informationnelles étanches où chacun ne lit que ce qui confirme ses convictions.
Face à cette cacophonie, il devient urgent de prendre du recul. Non pas pour relativiser les souffrances - elles sont réelles des deux côtés, même si les proportions ne sont pas comparables - mais pour comprendre les ressorts profonds de cet affrontement qui dépasse désormais largement les frontières du Proche-Orient.
Car derrière l'événementiel tragique se cache un enjeu plus vaste : celui du récit qui donnera sens à ce conflit. Deux narratifs s'affrontent, deux grilles de lecture qui remodèlent notre compréhension du monde. D'un côté, la thèse israélienne du "choc des civilisations" qui transforme un conflit territorial en guerre sainte moderne. De l'autre, la lecture "coloniale" qui y voit la continuité d'un processus de dépossession entamé au XXe siècle.
C'est cette bataille des récits que nous proposons d'explorer, en commençant par décrypter la première thèse : comment Israël et ses soutiens ont réussi à imposer la grille civilisationnelle, transformant une question géopolitique complexe en épopée manichéenne.
1. Quand la géopolitique se transforme en croisade moderne
Face à l'enlisement du conflit israélo-palestinien et à l'indignation croissante de l'opinion internationale, Israël a opéré une mutation rhétorique d'une redoutable efficacité : transformer un conflit territorial en guerre civilisationnelle. Exit les questions de colonies, d'occupation ou de droits humains. Place au grand récit mythologique du combat entre la lumière et les ténèbres. Cette stratégie narrative, savamment orchestrée depuis les plus hautes sphères du pouvoir israélien, trouve aujourd'hui des échos complaisants dans toute l'Europe. Décryptage d'une manipulation qui redessine les contours idéologiques de l'Occident.
Netanyahu, prophète de la guerre sainte moderne
La rhétorique n'a rien d'improvisé. Depuis le 7 octobre 2023, Benjamin Netanyahu déploie un lexique soigneusement calibré pour élever le conflit au rang d'affrontement métaphysique. Dans le Wall Street Journal du 31 octobre 2023, le Premier ministre israélien ne mâche pas ses mots : c'est une véritable « Battle of Civilization » (bataille de civilisation) qui se joue.
The horrors that Hamas perpetrated on Oct. 7 remind us that... the civilized world... is willing to fight the barbarians. » (« Les horreurs que le Hamas a perpétrées le 7 octobre nous rappellent que... le monde civilisé... est prêt à combattre les barbares. »
Quelques jours plus tôt, devant la Knesset, Netanyahu franchissait un nouveau palier dans la dramaturgie biblique :
This is a struggle between the children of light and the children of darkness, between humanity and the law of the jungle. » (« C'est une lutte entre les enfants de la lumière et les enfants des ténèbres, entre l'humanité et la loi de la jungle. »)
Rien que ça. Nous ne sommes plus dans l'analyse géopolitique, mais dans la prophétie apocalyptique.
Le 17 octobre 2023, à Bucarest, il enfonce le clou avec une audace confondante :
Israel is not just fighting its own war, it is fighting the war of all civilized states and civilized nations... Just as the civilized world united in the fight against the Nazis... so the civilized world should unite behind Israel. (« Israël ne mène pas seulement sa propre guerre, il mène la guerre de tous les États civilisés et de toutes les nations civilisées... Tout comme le monde civilisé s'est uni dans la lutte contre les nazis... le monde civilisé devrait s'unir derrière Israël. »)
Cette comparaison avec la lutte contre le nazisme n'est pas fortuite : elle vise à placer Israël du côté du Bien absolu, rendant toute critique moralement intenable. Qui oserait s'opposer à la lutte contre la barbarie ? L'équation est simple et redoutable : critiquer Israël, c'est faire le jeu des forces obscures.
2. L'Europe sous influence : de BHL à Le Pen, l'union sacrée
Cette grille de lecture trouve un terrain fertile en Europe, où elle séduit des personnalités que tout oppose habituellement. Bernard-Henri Lévy, fidèle à sa posture d'intellectuel en croisade, affirme sans détour qu'« Israël mène un combat qui devrait être celui de toutes les nations libres. » La formule est limpide : ne pas soutenir Israël, c'est trahir la liberté elle-même.
Plus surprenant, l'extrême droite française embrasse avec enthousiasme cette rhétorique civilisationnelle. Marine Le Pen, habituée pourtant aux déclarations controversées sur l'immigration et l'islam, soutient immédiatement la riposte israélienne, y voyant un « bastion contre l'islamisme radical ». Jordan Bardella pousse le zèle jusqu'à se rendre en Israël, où il est accueilli comme un héros par un régime qui n'hésite plus à courtiser ouvertement l'extrême droite européenne.
Cette convergence n'a rien de mystérieux : pour le RN et ses homologues européens (AfD en Allemagne, Vlaams Belang en Belgique), Israël incarne le « rempart occidental » contre l'invasion musulmane. La boucle est bouclée : l'ennemi arabe à l'extérieur justifie l'exclusion de l'Arabe à l'intérieur. C'est exactement la même logique que celle qui présente l'Ukraine comme un « rempart contre la Russie » : des nations-frontières instrumentalisées pour justifier une confrontation globale.
3. La machine évangélique américaine : quand la prophétie devient politique
Aux États-Unis, cette vision civilisationnelle trouve son terreau le plus fertile chez les chrétiens évangéliques, qui représentent près de 25% de l'électorat américain. Leur soutien à Israël ne relève pas de la géopolitique mais de la théologie : ils voient dans le retour des Juifs en Terre promise l'accomplissement des prophéties bibliques annonçant la fin des temps.
Pour ces Christian Zionists (chrétiens sionistes), chaque victoire militaire israélienne confirme le plan divin. Le conflit israélo-palestinien devient ainsi l'antichambre d'Armageddon, l'affrontement final entre les forces du Bien et du Mal. Cette lecture millénariste transforme le soutien à Israël en devoir spirituel et place toute critique dans le camp de Satan.
L'influence de ces groupes est considérable : sous Trump, ils ont obtenu la reconnaissance de Jérusalem comme capitale d'Israël. Leurs lobbys (Christians United for Israel, John Hagee Ministries) financent massivement les campagnes politiques et les projets de colonisation. Paradoxalement, ce soutien repose sur une vision profondément antisémite : ces évangéliques croient qu'à la fin des temps, les Juifs devront se convertir au christianisme ou disparaître. Israël l'accepte, car l'alliance rapporte gros.
Cette connivence trouve même des échos jusque dans les institutions internationales. Julia Sebutinde, juge ougandaise devenue présidente par intérim de la Cour internationale de Justice début 2025, appartient à l'église pentecôtiste Watoto Church de Kampala, dirigée par un fervent partisan du Christian Zionism (christianisme sioniste). Lors de décisions cruciales, elle s'est opposée à toutes les mesures provisoires contre Israël, invoquant des récits bibliques pour justifier le « droit permanent » d'Israël sur la Cisjordanie et Jérusalem. Quand la prophétie investit le droit international, la justice devient divine.
Derrière et à côté de cet habillage idéologique, il y a aussi toute la part de la real politique américaine. Les États-Unis entretiennent avec Israël une relation particulière qui dépasse le simple cadre diplomatique. L’un des intérêts majeurs est d’ordre géostratégique. Israël constitue un allié clé au Proche-Orient, une région marquée par une instabilité chronique mais cruciale pour les équilibres mondiaux. Sa position géographique, entre Méditerranée, Golfe persique et monde arabe, en fait un point d’appui privilégié pour Washington. Dans un contexte où les États-Unis cherchent à garantir leurs approvisionnements énergétiques, contenir l’influence de puissances concurrentes (comme la Russie ou la Chine) et surveiller l’Iran, le partenariat militaire et logistique avec Israël représente un avantage décisif.
Il existe aussi un intérêt militaire et technologique. Israël est non seulement un importateur majeur d’armement américain, mais également un pôle d’innovation dans la défense et la cybersécurité. La coopération bilatérale permet aux États-Unis d’accéder à des avancées technologiques de pointe et de tester certaines doctrines militaires dans un contexte de conflit permanent. Cette interdépendance contribue à renforcer le complexe militaro-industriel américain.
Sur le plan politique intérieur, le soutien à Israël est également structurant. Aux États-Unis, un fort courant pro-israélien existe dans la société civile, les cercles religieux (cf. ci-dessus) et le lobbying politique, notamment à travers des organisations influentes comme l’AIPAC. Ce soutien se traduit par une pression constante sur les élus, démocrates comme républicains, pour maintenir une ligne pro-israélienne ferme. Remettre en cause cette alliance exposerait les responsables américains à un coût politique considérable.
Enfin, il y a la dimension idéologique et symbolique. Les États-Unis se présentent historiquement comme défenseurs des démocraties face aux régimes autoritaires. Dans cette perspective, Israël est souvent perçu et présenté comme un îlot démocratique au cœur d’un environnement hostile. Cette représentation, même si elle est contestée au regard des critiques sur les violations du droit international, sert de justification morale à un soutien inconditionnel.
Ainsi, même lorsque des accusations de crimes de guerre ou de génocide émergent, Washington tend à privilégier la préservation de cette alliance stratégique sur toute remise en question. La défense d’Israël apparaît moins comme une question circonstancielle que comme un pilier de la politique étrangère américaine. Et le soutien à Netanyahou se poursuit même si la réalité de sa politique est faite de colonisation plus que de choc des civilisations : mais ceci sera le thème du troisième article ! En attendant, l’idéologie « civilisationnelle » joue son rôel à plein pour tout justifier.
4. La résistance européenne : quelques voix dans le désert
Face à cette déferlante, quelques responsables européens tentent de résister à l'embrigadement. Barry Andrews, eurodéputé irlandais, retourne l'argument civilisationnel contre Netanyahu lors d'un débat au Parlement européen :
« Prime Minister Netanyahu said that he is engaged in a war of civilisation over barbarism. But the civilized world has concluded that it is the IDF that are conducting a campaign of barbarism. » (« Le Premier ministre Netanyahu a dit qu'il menait une guerre de la civilisation contre la barbarie. Mais le monde civilisé a conclu que c'est Tsahal qui mène une campagne de barbarie. »)
Emmanuel Macron, dans un rare moment de lucidité, déclare lors d'une conférence sur le Liban :
« Nous avons beaucoup parlé ces derniers jours d'une guerre des civilisations... je ne suis pas certain que l'on défende une civilisation en semant nous-mêmes la barbarie. »
Josep Borrell, chef de la diplomatie européenne, pointe les dégâts géopolitiques de la position inconditionnellement pro-israélienne d'Ursula von der Leyen.
Ces voix restent minoritaires face au rouleau compresseur du récit civilisationnel, qui impose sa logique binaire : avec nous ou contre nous, civilisés ou barbares.
Conclusion : quand le récit remplace la réalité
Le génie de cette opération narrative réside dans sa capacité à transformer un conflit territorial complexe en épopée civilisationnelle simple. Plus besoin d'analyser la colonisation, l'occupation, les violations du droit international : tout se résume à un affrontement cosmique entre le Bien et le Mal.
Cette rhétorique s'appuie sur un concept-clé : la « civilisation judéo-chrétienne ». Pourtant, cette notion est une invention moderne, largement popularisée après 1945 dans le contexte de la Guerre froide. Pendant quinze siècles, les relations entre juifs et chrétiens ont été marquées par la persécution, l'exclusion et la conversion forcée. Les Pères de l'Église avaient développé une théologie de substitution : l'Église remplace Israël, le peuple juif est rejeté. Parler aujourd'hui d'héritage judéo-chrétien, c'est gommer cette histoire de violences. Le concept ne correspond à aucune réalité historique médiévale ou moderne : il s'agit d'une construction idéologique rétroprojetée, mobilisée face à un ennemi perçu comme menaçant. Hier le communisme, aujourd'hui l'islam. Ce sera le thème du prochain article, assez bref mais important.
Cette grille de lecture produit des effets politiques concrets : elle justifie l'inconditionnalité du soutien occidental, disqualifie toute critique comme trahison civilisationnelle, et radicalise les sociétés européennes en important les logiques d'affrontement identitaire. Ce sera l’objet d’un quatrième article, le dernier de la série.
Face à cette machine à fabriquer du consentement, la résistance intellectuelle devient un devoir civique. Car accepter ce récit, c'est accepter que la manipulation remplace l'analyse, que l'émotion prime sur les faits, et que la géopolitique se transforme en théologie. C'est accepter, en somme, la défaite de la raison